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blissement scientifique; celle d'associer à ses libéralités le nom de son père. Notre reconnaissance, c'est toujours à Alphonse Peyrat qu'elle nous demande de la reporter. Je n'éprouve aucun scrupule à me conformer à cette clause, aussi légitime que touchante. Ayant eu la bonne fortune d'approcher Alphonse Peyrat, d'être traité par lui en ami, je sais tout ce que sa fille lui doit. Quiconque a vécu dans l'intimité de Peyrat lui doit beaucoup; (ce n'est pas M. Henri Brisson qui me démentira.) Il a fortement agi sur la formation de l'esprit de plusieurs générations de républicains. Il fut l'un de ceux qui leur enseignèrent la politique, qui les firent pénétrer plus avant dans l'esprit de la Révolution, leur firent un devoir de la défendre « et contre ceux qui voudraient la détruire et contre ceux qui voudraient la souiller » ; il a résumé toute une partie, peut-être la plus importante, de son expérience, dans une formule que l'homme d'Etat le plus puissant de la troisième République lui a empruntée et qui a été pendant des années, qui reste aujourd'hui encore le cri de ralliement des républicains, chaque fois que la société laïque est menacée d'un nouvel assaut.

Le nom de Peyrat éveille le souvenir d'un journaliste et d'un politique actif; il a été cependant autre chose, un critique littéraire très averti, un exégète érudit et pénétrant, surtout un historien à qui les dures nécessités de l'existence, car il fut toujours pauvre, et les exigences absorbantes de la bataille quotidienne qu'est le journalisme n'ont point permis de donner sa mesure. Les études historiques, celles qu'il a réunies en volumes, celles qu'il faut rechercher dans la collection des journaux où il collabora, laissent le regret que leur auteur n'ait pas trouvé le loisir d'écrire le livre qu'il porta toute sa vie dans son cerveau. Ce livre aurait été, sinon l'histoire définitive de la Révolution, car il n'y a point d'histoire définitive, du moins l'une des reconstitutions qui auraient fait revivre avec le plus d'intensité le plus grand événement des temps modernes. S'il était permis de dire d'un homme qui a été, à son rang, l'un des bons serviteurs de la démocratie, qui a contribué à l'avénement du parti républicain au pouvoir, qui a tenu longtemps dans la presse politique l'une des premières places, qui a sié

gé pendant près de trente années dans les assemblées, s'il étaif permis de dire de lui qu'il n'a pas rempli sa destinée, je le dirais de Peyrat. Aussi bien le disait-il de lui-même ; il ne parlait pas sans tristesse, j'allais dire sans remords, des documents, des notes innombrables qu'il avait réunis pour écrire l'histoire de la Révolution et que sa vieillesse, toute verte qu'elle fût, devait laisser inutilisés.

De ce que Peyrat n'a point écrit le livre qui fut la pensée constante de sa jeunesse et de son âge mûr, il y a certaine ment toute une part de vérité, plus particulièrement politique, qui n'a pas encore été établie sur les hommes de la Révolution.

Si Peyrat a été l'un des meilleurs journalistes de son temps, s'il a exercé sur ses contemporains, pendant les dernières années du second Empire, une influence souvent décisive, s'il avait acquis à l'étranger, surtout en Italie, une réputation considérable par ses articles sur les questions diplomatiques, la solidité de ses études historiques n'a été étrangère ni à ses succès passagers ni à son action durable. Les journalistes, qui ne connaissent de l'histoire que ce qu'ils en ont appris sur les bancs du collège et dans quelques rapides lectures, peuvent écrire sur les événements du jour avec agrément et avec esprit, mais ils n'en aperçoivent le plus souvent ni les causes, ni le sens, ni les conséquences. Je les comparerai volontiers à des chirurgiens qui n'auraient pas fait d'anatomie, à des médecins qui n'auraient point fait de stage dans les hôpitaux. S'ils savent, pour l'avoir entendu dire, que l'histoire est un éternel recommencement, ils ne savent pas distinguer, au moment où il faudrait, ce qui se recommence. Ils tombent dans les mêmes erreurs où les partis, leur propre parti ou d'autres, ont déjà glissé, dans les mêmes pièges; ils se laissent conduire, parfois comme par la main, aux mêmes surprises et aux mêmes défaites. Que surgissent à nouveau Clodius ou César, l'éternel « Charcutier >> ou l'éternel Macédonien, ils ne le reconnaissent pas. Entre tous les aventuriers de la politique dont l'opinion s'est engouée de nos jours, le général Boulanger était le plus facile à démêler; c'en était humiliant. « Je le connais, m'écrivait Castelar, c'est un général espagnol. » «Saint-Arnaud de

café-concert », disait Ferry. Dans le même temps, qui nous parut très long, presque toute la presse le saluait sérieusement comme le type du soldat républicain. Prévoir, la première qualité, avec le caractère, qu'il faille réclamer de quiconque se mêle des affaires publiques, c'est se souvenir, comparer et déduire. On considère parfois la clairvoyance. comme une sorte d'instinct supérieur; l'instinct lui-même, l'instinct des animaux, n'est que de l'expérience accumulée. La plupart des idées politiques que les événements ont justifiées, les avertissements que les partis et parfois les pays se félicitent ou qu'ils regrettent le plus de n'avoir pas entendus, découlaient presque toujours de connaissances historiques approfondies. Il y a des prophètes ce sont les grands historiens. Les prophéties, peut-être les plus étonnantes qui soient, ce sont les discours de Thiers, avant et après Sadowa, sur les affaires d'Allemagne et d'Italie.

Peyrat aurait-il été, dans d'autres circonstances, dans d'autres conditions de vie, un grand historien? Il avait, en tout cas, l'étoffe d'un excellent historien et il fut un maître dialecticien. D'esprit naturellement précis, de caractère vif, de tempérament batailleur, il développa de bonne heure ces dons naturels par de fortes études théologiques. Comme l'a très bien marqué M. Gabriel Monod, le voltairien passionné que fut Peyrat doit beaucoup de sa vigueur de polémiste à son goût précoce pour la théologie et aux travaux qu'il poussa très avant dans le domaine des controverses religieuses. Il est matériellement inexact qu'ayant fait ses classes dans une école ecclésiastique de Toulouse, il se fut préparé à entrer dans les ordres; il ne se sentit de vocation à aucun moment et le signifia à sa famille, qui l'aurait volontiers destiné à la prêtrise; mais il n'est pas douteux que sa première éducation lui donna la constante préoccupation des vastes problèmes qui font l'objet de la théologie, « la première des sciences spéculatives, disait Aristote, car elle se rapporte à ce qu'il y a de plus élevé parmi les êtres. >>> Je sortirais du cadre de cette conférence, si je m'aventurais dans la discussion des deux ou trois volumes où Peyrat a réuni ses essais de critique religieuse et philosophique, essais qui lui valurent des haines violentes, de celles qui ne pardonnent pas, mais que les juges les plus autorisés ont placés

tout près du premier rang des ouvrages d'éxégèse publiés en France au XIXe siècle. Mais il était nécessaire de marquer que Peyrat sortit plus solidement trempé de ses études de métaphysique religieuse, qu'il s'y obligea à raisonner serré et dru, à enchaîner ses raisonnements avec une extrême rigueur, à donner à sa logique la forme nette des bons classiques. Ces qualités sont autrement rares, autrement utiles, même dans la presse, que l'éclat et, même, que l'esprit. J'ai causé quelque étonnement lorsque j'ai écrit pour la première fois, à propos d'un autre journaliste, que ceux qui ont été nourris de la moëlle des lions qu'est l'étude de ces grands problèmes en ont été plus forts pour toute la vie ; j'en suis encore d'avis. Sans sa longue fréquentation chez les Messieurs de PortRoyal, Sainte-Beuve n'aurait pas été le premier critique littéraire de son temps. L'exégèse religieuse, la vraie, n'existe qu'à la condition d'aller au fond des choses. Qui est allé une seule fois jusque-là ne supporte plus de s'arrêter à la surface. C'est cette habitude, pour ne pas dire ceite vertu, que Peyrat contracta dans son commerce avec la théologie et les théologiens. Si Peyrat avait professé pour les questions de cet ordre le plaisant, mais, après tout, assez médiocre dédain qui fut longtemps, et qui est peut-être encore de mode parmi les libres-penseurs de deuxième classe; s'il n'avait pas été, comme il l'a dit de lui-même, « l'intrus laïque » qui se refuse à regarder la Bible « comme la propriété particulière » des écoles orthodoxes de théologie; si cet intrus laïque n'avait pas rempli ses poumons de l'air fort qu'on respire sur les sommets sa critique aurait été moins vigoureuse, ses polémiques moins acérées, le bataillon de ses arguments en marche moins redoutable; et, bien plus, il aurait pu être un anticlérical tout comme un autre, mais il n'aurait point porté au cléricalisme les coups fameux dont la marque n'est pas près de disparaître. S'il n'y avait pas été amené par d'autres voies, il n'aurait pas pu choisir de meilleure école que la théologie pour y apprendre l'escrime qui devait faire sa pensée victorieuse.

II

Voilà le journaliste armé de toutes pièces, équipé en guerre, tel qu'on le vit à l'œuvre sous le second Empire, mais as

sez différent, comme bien on pense, de l'homme des années d'apprentissage, qui furent souvent de dures années, du jeune Méridional qui eut vite fait, dans les premiers temps de la Monarchie de Juillet, de prendre la route, où il avait été précédé, où il a été souvent suivi par un grand nombre d'ambitions ardentes, la route de Toulouse à Paris, mais qui se chercha longtemps lui-même.

On ferait aisément le compte des hommes qui n'ont pas eu «<leur période d'essai et de tâtonnement », comme dit Sainte-Beuve d'Armand Carrel; on ferait plus vite encore celui des hommes publics à qui ces tâtonnements n'ont pas été reprochés, alors même qu'après avoir commencé par errer parmi les partis, ils ont choisi, pour s'y fixer, celui des vaincus, qu'ils y ont tenu sans broncher sur les positions les plus exposées, qu'ils ont supporté pendant des années les rigueurs, semblables parfois à des hontes, d'une pauvreté qu'il faut cacher aux yeux. Ce reproche, Peyrat l'a subi. Il a signé beaucoup de beaux et de bons articles. Il n'en a pas écrit de plus émouvant que celui, dont je parlerai tout à l'heure, où il confesse ce qu'il appelle « une erreur de jeunesse », erreur où se mêlait, comme il arrive souvent, une assez large part de vérité.

La plupart des biographes de Peyrat ont fait le silence sur cet incident. Ils ont eu bien tort; ces sortes de mensonges passifs, si je puis dire, manquent d'élégance, sinon de probité, et ils sont maladroits, car ils donnent à supposer des causes fâcheuses à des faits ou à des écrits qui peuvent s'expliquer tout autrement. Je ne suivrai donc pas leur exemple; mais il faut d'abord résumer l'histoire des débuts de Peyrat dans la presse politique.

Peyrat avait accueilli avec enthousiasme la Révolution de Juillet; cinquante ans après, quand il racontait l'arrivée des diligences à Toulouse avec les premiers drapeaux tricolores, il avait des larmes dans la voix, il frémissait de tout son être à la fois chétif et résistant. J'ai dit déjà qu'il avait fait ses études dans un séminaire; l'enseignement qu'il y reçut n'eut point d'action sur ses convictions politiques. A dix-huit ans, il appartenait au parti de la Révolution. Mais comment continuer la Révolution ? Quel était le régime qui en consolide

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