LE PROJET DE LOI SUR LES CHÈQUES POSTAUX UNE NOUVELLE FORME D'ÉTATISME On a souvent relevé les nombreux faits qui établissent l'infériorité de la France au regard des nations étrangères dans le domaine économique, dans le jeu de la concurrence industrielle et commerciale, entre autres la diminution progressive de la population qui s'est traduite par un excédent de 28.203 décès sur les naissances dans le premier semestre de 1909; le poids écrasant de notre dette publique, la plus élevée de toute l'Europe (32 milliards) et de nos budgets annuels qui ont dépassé le chiffre énorme de 4 milliards; le pourcentage des impôts qui représente, depuis dix ans, pour la France une augmentation de 48 fr. 30 par tête, tandis qu'en Allemagne elle n'est que de 1 fr. 62, en Angleterre de 4,83, aux Etats-Unis de 0,90; le mouvement de notre commerce extérieur dont, depuis dix ans, toujours proportionnellement aux autres puissances, la progression a été de 30 0/0 pour la France, de 33 0/0 pour l'Angleterre, de 51 0/0 pour les Etais Unis, de 60 0/0 pour l'Allemagne ; la décadence de notre marine qui nous fait descendre au 4o ou au 5o rang parmi les flottes des puissances étrangères, etc., etc. Il semble qu'en présence de symptômes aussi alarmants les pouvoirs publics devraient faire leurs efforts pour ménager les forces vives du commerce et de l'industrie nationale, pour favoriser par tous les moyens leur libre développement et leur expansion. Et cependant la vérité nous oblige à constater que, bien loin d'adopter une pareille attitude, nos gouvernants s'ingénient à imposer sans cesse des gênes et des entraves nouvelles au commerce et à l'industrie, à leur susciter des concurrences inutiles ou dangereuses. Nous n'aurions que l'embarras du choix parmi les propositions législatives qui attestent ce regrettable état de choses ; nous nous bornerons à en citer ici un témoignage tout récent, le dépôt du projet de loi sur les chèques postaux par les ministres du Commerce et des Finances. Il y a déjà trois ans que l'idée d'opposer la concurrence de l'Etat à l'action des banques privées et des sociétés de crédit pour la délivrance des chèques était dans l'air, et que le pays se sentait menacé par cette nouvelle manifestation de l'Etatisme. L'initiative parlementaire s'était déjà emparée de la question, et M. Chastenet, député, avait présenté, en novembre 1905, une proposition de loi dans ce sens, reprise en juin 1906 et confirmée par son rapport de février 1908. Aujourd'hui, la situation s'accentue, car ce n'est plus simplement l'initiative parlementaire, mais l'initiative gouvernementale qui, par l'organe des ministres des Postes et des Finances, s'approprie le projet de M. Chastenet, et le soumet aux délibérations du Parlement. L'exposé des motifs du projet gouvernemental va sans doute nous fournir la justification économique et financière de ce projet. Or que dit cet exposé? Il s'efforce tout d'abord de greffer l'institution des chèques postaux sur la délivrance déjà existante des mandats-poste par l'administration des postes : « Nous estimons que le moment est venu de marquer une nouvelle évolution du service postal dont l'importance va constamment en croissant. Nous considérons par suite que les mesures soumises au Parlement constituent beaucoup moins la création d'un service administratif nouveau que la consécration d'une forme nouvelle donnée à un service déjà ancien. >> Il semblera peut-être habile de faire entrer par la petite porte les chèques postaux dans la pratique financière et d'abriter leur création sous le couvert des mandats-poste ; mais nous demandons à l'auteur de l'exposé des motifs en quoi la délivrance de mandats-poste, comme contrepartie du simple versement d'une somme d'argent, ressemble le moins du monde à l'émission de chèques postaux comportant l'ouverture de comptes courants individuels dans les bureaux de poste, c'est-à-dire une opération de banque dans toute l'acception du terme? Ce n'est donc point là, comme le prétend l'exposé des motifs, la consécration d'une forme nouvelle d'un service déjà ancien, mais bien la création, de toutes pièces, d'un service administratif nouveau par sa nature et son organisation. D'ailleurs, les hautes ambitions du projet de loi ne tardent pas à se révéler dans l'exposé des motifs : « Bien que les motifs qui ont dicté le projet du gouvernement soient essentiellement d'ordre postal, il est à espérer que, d'une manière générale, la nouvelle institution aura une influence favorable sur le développement en France des méthodes de compensation. >> Ainsi, il ne s'agit pas seulement de consacrer une évolution du service postal, de donner au public des facilités de paiement et de règlement de comptes par la création des chèques postaux ; mais les lauriers des « clearing-houses » anglais et américains, empêchant sans doute le législateur français de dormir, celui-ci rêve d'en hâter le développement grâce à l'intervention de l'Etat et par le canal des chèques postaux. Or, si les méthodes de compensation ont pris à l'étranger l'extension considérable que nous connaissons, et auprès de laquelle les opérations effectuées chaque mois par la Chambre de compensation de Paris ne représentent qu'un assez maigre contingent, est-il nécessaire de constater que le développement des « clearing-houses » en Angleterre et aux EtatsUnis émane spontanément de l'initiative des maisons de banque ou des sociétés de crédit au fur et à mesure des besoins grandissants du commerce et de l'industrie nationale? L'Etat n'a jamais eu, dans ces pays, l'étrange pensée de chercher dans la création des chèques postaux un moyen de promouvoir le système de compensation, et de provoquer par son intervention directe l'éclosion factice des << clearinghouses ». Si les systèmes de compensation n'ont pas encore dépassé en France le stade rudimentaire, c'est que le tempérament de la nation et les nécessités économiques ne le comportaient pas; mais il serait injuste d'en rejeter la responsabilité sur les banques et sociétés de crédit qui ont fait tous leurs efforts pour aider à la vulgarisation de l'emploi du chèque. Au lieu de mettre en cause le manque d'initiative de ces établissements, l'Etat ferait bien mieux de ne s'en prendre qu'à lui-même s'il a découragé l'usage du chèque en le répudiant dans tous les règlements de comptes avec ses fournisseurs, et en lui refusant formellement force libératoire, tandis qu'en Angleterre et aux Etats-Unis les administrations acceptent sans difficulté de leurs débiteurs les paiements par chèques, et ont des comptes courants pour leurs recouvrements dans toutes les principales banques. Comme principal argument en faveur des chèques postaux, les auteurs du projet invoquent l'exemple de l'Autriche, de la Suisse, de l'Allemagne, et l'exposé des motifs tend à nous éblouir par le mirage des chiffres considérables qu'a atteints, dans ces divers pays, le service des chèques postaux en 1908: en Autriche, 86.560 titulaires de comptes, 6.652 millions 449.428 francs de versements en espèces, 6.700.214.683 de remboursements en espèces, 5.654.565.000 de virements de compte à compte; en Suisse, au 31 décembre 1907, 4.066 titulaires de comptes, 297.345.983 de versements en espèces, 295.252.638 francs de remboursements en espèces, 76.843.943 de virements de compte à compte; en Allemagne, où le service des chèques postaux fonctionne seulement depuis le 1er janvier 1909, l'administration a enregistré 30.407 demandes d'ouverture de compte. Quant au mouvement des opérations, il s'est élevé, en chiffres ronds, à 4.394.423.000 marks, et l'avoir total des titulaires de comptes courants s'élevait, au 31 juillet 1909, à 50.592.168 marks. Nous comprenons que les auteurs du projet de loi cherchent à se prévaloir des résultats obtenus à l'étranger par le service des chèques postaux; mais, pour rendre le débat tout à fait sincère, ils n'omettent qu'une chose, c'est de nous renseigner exactement sur l'organisation des Banques et des Sociétés de crédit dans ces divers pays, c'est de nous dire si en Suisse, en Autriche et en Allemagne, ces établissements ont fait les mêmes sacrifices qu'en France pour créer sur tout le territoire un réseau serré d'agences et de succursales, permettant au public d'opérer par chèque des paiements et des virements dans toutes les communes de quelque importance. Etant données les facilités incontestables qu'offre au public l'organisation de ces agences et succursales, on est naturellement porté à se demander pourquoi l'Etat propose de se substituer à l'initiative privée dans le fonctionnement d'un service qu'elle assure dans les conditions les plus favorables, et de venir susciter au commerce de la Banque une concurrence qui ne saurait manquer de porter atteinte à son développement. Une seconde question se pose immédiatement. Quel est l'emploi respectif que les pays étrangers font et que la France compte faire des dépôts afférents au service des chèques ? Nous savons qu'en Autriche les fonds des comptes-courants institués par l'Etat sont placés dans les banques, employés au réescompte des traites et, en partie seulement, à l'achat de fonds publics; qu'en Suisse un tiers seulement est employé en titres d'Etat indigènes, tandis que les deux autres tiers sont placés en dépôt dans des banques (Banques centrales et autres banques d'émission); qu'en Allemagne les fonds du service de chèques sont confiés à la Banque de l'Empire. Ils sont employés, soit en emprunts de l'Empire et des Etats fédéraux, soit en traites de premier rang, inférieures ou étrangères, ou enfin en prêts à intérêts, et contre des garanties suffisantes, aux institutions destinées à favoriser le commerce, l'industrie et l'agriculture. Qui n'aperçoit tout de suite combien cette affectation des fonds du service des chèques postaux se distingue du mode d'emploi prescrit par l'article 3 du projet français d'après lequel les sommes disponibles seraient versées à la Caisse des dépôts et consignations et employées en valeurs de l'Etat ou garanties par l'Etat? On ne saurait trop insister sur l'importance de cette différence qui correspond d'ailleurs au tempérament économique et aux mœurs financières des diverses nations. A l'étranger, tout en sentant la nécessité d'organiser un service de chèques postaux par l'intermédiaire de l'Etat, on ne s'est préoccupé que de rendre service au public, et on a soigneusement évité d'opérer un drainage dans l'épargne nationale. Chez nous, au contraire, on menace d'enlever à la |