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bouilleurs de cru, qui faisait perdre par une fraude incessante près de 100 millions chaque année au Trésor. A la veille des élections de 1906, la majorité fut saisie de crainte. L'idée d'une revanche des fraudeurs l'affola. M. Rouvier se vit contraint d'abandonner sa précieuse conquête. Il eut la faiblesse de laisser rétablir, sans lutte, sans protestations, le privilège des bouilleurs de cru. Les arrondissementiers reconnaissants l'en récompensèrent en le renversant, quelques jours après.

Il est juste de reconnaître que tout le monde n'agit pas au Parlement avec la même désinvolture à l'égard des intérêts matériels et moraux de la nation. Deux ministres, M. Poincaré et M. Cochery, se sont montrés écœurés de cette politique si peu loyale, si peu française. Ils ont eu le courage — hautement appréciable, dans les temps actuels de dire toute la vérité au pays et de lui présenter la situation budgétaire dans sa pleine lumière. M. Poincaré ne tarda guère, après ses révélations, à perdre son portefeuille. M. Cochery n'a conservé le sien qu'en se déclarant tout disposé, sinon à une capitulation, du moins à une transaction.

M. Cochery a constaté qu'il existait dans le projet de budget établi par son prédécesseur un déficit habilement dissimulé de 200 millions. Il a proposé en même temps un certain nombre de taxes pour le combler. Son système est aussi bien établi, aussi complet, aussi sérieux que le comportent les circonstances. Il n'a peut-être qu'un défaut, c'est d'être exposé en toute sincérité devant des adversaires qui ne proposent rien, mais se réservent la faculté de tout contester. On devient populaire et on le demeure à ce prix.

Mais dans la justification de ses moyens, M. Cochery a subitement laissé échapper des paroles qui ont surpris extrêmement dans sa bouche, et qu'on aurait pu croire tombées plutôt des lèvres d'un disciple de M. Jaurès. Il a annoncé du haut de la tribune de la Chambre qu'il avait fait mettre à l'étude de ses bureaux le projet d'établissement d'un monopole d'Etat sur l'alcool et d'un monopole sur les assurances ou certaines assurances.

Il appert bien que cette déclaration très inattendue n'a été faite que sous l'influence de la chaleur communicative des discussions parlementaires. Il appert bien aussi qu'en parlant de

l'alcool le ministre aurait voulu, disent les mauvaises langues, tirer vengeance la vengeance est le plaisir des dieux

des marchands en gros et débitants de spiritueux qui s'étaient permis d'organiser une violente manifestation contre le projet de surtaxe de l'alcool dont ils sont menacés.

Le monopole de l'alcool serait la punition de leur audace et de leur manque d'esprit de soumission.

Mais, s'il en est ainsi pour les débitants de liquide, pourquoi un monopole contre les assureurs, qui n'ont rien dit, qui se tiennent cois.

M. Cochery apprécie cette délicatesse de leur part. Dans ses desseins d'accaparement, les assureurs auront sur l'alcool un tour de faveur. Et comme le monopole fonctionne à l'instar d'une guillotine, les assureurs seront monopolisés les premiers.

II

Voilà donc la question des monopoles remise au premier plan des discussions et des préoccupations, non seulement du Parlement et de la presse, mais des hommes d'affaires, des commerçants, des industriels, qui ont autre chose à faire et à penser, mais qui sont menacés au vif de leurs intérêts. Estce vraiment sérieux ? Est-ce une bonne plaisanterie ? Est-ce une gageure contre le bon sens public?

Quoi? Un homme d'Etat parle d'organiser de nouveaux monopoles en France, quand le gouvernement vient d'être forcé, par la révolte des populations, de les abolir en IndoChine!

Des citoyens français, prétendus libres, seront courbés sous ce joug intolérable, alors qu'une funeste expérience a montré qu'il était trop odieux de continuer à en charger les épaules de nos sujets annamites! Les monopoles sur l'opium et sur l'alcool ont mis le Tonkin à feu et à sang. Il faut en faire de nouveau la conquête. Il faut venir à bout de l'insurrection du Déthan, contre lequel s'épuise vainement depuis deux ans la force militaire de la France. Et de ce monopole qu'on enlève aux indigènes asiatiques rebelles contre notre autorité, on veut faire cadeau à des Français. Sans doute,

on ne voit pas bien les liquoristes mécontents faire comme les Annamites, prendre le fusil et se jeter dans le maquis. Mais ils ont le bulletin de vote, le leur et celui de leurs clients.

Nous voudrions examiner rapidement quelles sont les raisons plus ou moins judicieuses que l'on peut donner en faveur des monopoles d'Etat.

Mais cette question est primée elle-même par une question plus générale, qui est de savoir quelle est la source légitime des revenus de l'Etat. Sur quel principe se fonde le droit qu'il s'arroge de récupérer sur les biens de ses régnicoles les sommes dont il a besoin pour le fonctionnement des services publics.

Il est nécessaire, dans un Etat ordonné et libre, qu'il y ait à cet égard une norme, une science, une doctrine, des choses licites, des choses illicites, sinon le désarroi dans la conduite des affaires publiques irait à son comble.

Comprendrait-on, en effet, que l'on puisse gérer les finances de l'Etat, rechercher et étendre les éléments de ses revenus et de la richesse, sans avoir, à cet égard, de pensée directrice, de méthode fixe et pratique ?

En matière de contributions publiques, comme pour tout autre partie de notre droit national, la règle de conduite, la doctrine nécessaire et vraie nous a été léguée avec toute la clarté, toute la raison possibles par la Révolution.

Il faut se référer au texte de la loi votée le 2 mars 1791 par l'Assemblée Constituante, dont voici le texte :

« ART. 7. Il sera libre à toute personne de faire tel négoce, d'exercer telle profession, art ou métier qu'elle trouvera bon; mais elle sera tenue auparavant de se pourvoir d'une patente et d'en acquitter le prix. »

Cette loi proclame deux choses: 1° la mise à la disposition de tous les citoyens français de toutes les professions qu'il leur plaira d'exercer à leurs risques et périls, et 2° l'obligation pour chacun d'eux de verser à l'Etat une redevance pour le rémunérer de la protection qu'il accorde au travail.

L'Etat ne se réserve l'exercice d'aucune profession.

Il prélève sur chacune la part dont il a besoin pour l'exercice régulier de sa fonction essentielle. Cette part, ce prélèvement, c'est l'impôt.

L'impôt, seule source des revenus publics, telle est la doctrine fiscale de la Révolution.

Cette doctrine se justifie à la fois par la raison et par l'expérience.

D'abord, par la raison.

L'Etat n'existe que pour protéger les particuliers contre les désordres du dedans, contre les agressions du dehors. L'Etat est organisé et armé contre tout abus de la force dont peut avoir à souffrir non pas seulement toute une classe de citoyens, mais un seul citoyen. Un pour tous, tous pour un.

Ce rôle de protection peut être entendu de la façon la plus large. Mais, par contre, tout ce qui sort de ses attributions de protection et de sécurité publique cesse d'être de son domaine. Or les hommes sont constitués en société, non pas pour philosopher, mais pour vivre. Le premier de leurs besoins, c'est de se pourvoir d'un moyen d'existence. Et il n'en est qu'un de légitime, c'est le travail.

Le travail implique l'exercice d'une profession. Soustraire les professions à l'activité libre des citoyens, c'est limiter leur travail, c'est réduire leurs moyens d'existence.

Donc, l'Etat qui accapare une profession, une industrie, un commerce, qui les enlève à la compétition des citoyens, prive ceux-ci de leurs moyens d'existence. Il agit dès lors contre son but. Il n'est plus un protecteur, mais un spoliateur.

En second lieu, la doctrine des Constituants, que l'Etat ne doit tirer les ressources dont il a besoin que de l'impôt, est également illustrée et justifiée par l'expérience plusieurs fois séculaire de l'ancien régime.

Les Constituants du Tiers-Etat avaient été les témoins, et les victimes aussi, des pratiques financières de la monarchie. Ils avaient vu à l'œuvre ce système fiscal qui consistait à tirer l'argent de la poche des contribuables par n'importe quel moyen. Ils avaient vu fonctionner la dîme, dont Vauban disait qu'elle mettait le roi en procès avec tous les sujets de son royaume. Ils avaient contemplé les beautés de la gabelle du sel, ce monopole idéal, qui consistait non seulement dans l'accaparement et la vente au prix imposé d'une denrée indispensable, mais qui fixait encore la quantité que chaque contribuable serait forcé d'acheter.

Ils avaient encore présentes à la mémoire les tentatives de l'abbé Terray pour monopoliser le commerce du blé. Ils se rappelaient que Montesquieu avait comparé tout ce système pernicieux et incohérent au procédé des sauvages de la Louisiane, qui abattent l'arbre dont ils veulent cueillir les fruits.

C'est pourquoi ils en étaient venus pour l'établissement d'une administration fiscale saine et efficace, aux simples notions de la raison. D'autant plus que, par une épreuve a contrario, ils avaient l'exemple de l'Angleterre qui, constamment fidèle au principe de la liberté du travail, y avait trouvé une prospérité inouïe, tandis que l'Etat français, sans principe et sans méthode, s'acheminait vers la ruine.

III

Pendant un quart de siècle, cette doctrine des Constituants a servi de guide, de directive, à tous les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir. Les monopoles des poudres, des cartes à jouer et du tabac ont été une dérogation regrettable, mais qui peut s'expliquer par des motifs d'ordre politique, moral ou hygiénique. Du reste, à l'origine, ces monopoles étaient sans importance et la liberté du travail ne se trouvait de ce chef que très peu limitée. On en était resté là. Mais après la guerre de 1870, l'Assemblée nationale en instituant le monopole des allumettes, crut devoir faire un nouvel essai, qui a été des plus malheureux.

Nous trouvons tous les vices du système réunis dans le monopole des allumettes.

Les frais d'expropriation et les indemnités allouées aux industriels dépossédés n'ont guère été inférieurs à 35 millions. Cela représente déjà le produit de trois années d'exploitation du monopole. Ajoutons que des milliers de petits artisans, de bûcherons, qui fabriquaient des allumettes à bon marché ce qui ne leur demandait qu'un matériel composé de deux terrines, l'une remplie de soufre et l'autre de phosphore, et quelques paquets de petits morceaux de bois ramassés partout, n'ont pas songé, dans leur ignorance, à réclamer la moindre indemnité. Ils se sont vus subitement

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