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positions socialistes, la Prusse ne doit pas consentir même la concession de ce genre la plus légère et il faut s'en tenir obstinément au système électoral des trois classes, lequel a fait ses preuves. La première de ces conclusions fut celle à laquelle arrivèrent quelques nationaux-libéraux, dont le système de vote plural avait jusque-là représenté le suprême idéal. La seconde de ces conclusions semble, en revanche, être celle qu'ont adoptée et le gouvernement et les conservateurs, si l'on en croit une nouvelle, d'ailleurs fort vraisemblable, qui fait le tour de la presse au moment où nous écrivons ces lignes. D'après cette information, le gouvernement aurait conclu avec les conservateurs la convention suivante peu après la nouvelle année, il déposerait un projet de réforme électorale, mais il s'y bornerait à aborder les deux points suivants remplacement du suffrage indirect par le suffrage direct, et modification des chiffres d'impôts qui établissent les différences entre les trois classes d'électeurs, modification de nature à favoriser la moyenne bourgeoisie. Cela équivaudrait donc à maintenir les choses en l'état et le projet gouvernemental ne constituerait qu'un trompe-l'oeil à l'égard de l'opinion publique. En effet, il ne serait tenu aucun compte des revendications capitales des groupes de gauche, et même de beaucoup de membres du centre et de nombreux conservateurs indépendants, à savoir : la suppression du vote par classes et l'établissement du scrutin secret au lieu du vote public. Nous ne parlons même pas, bien entendu, des mesures demandées par les groupes radicaux, à savoir l'établissement du suffrage universel, comme pour les élections au Reichstag, et une nouvelle répartition des circonscriptions.

A un tout autre point de vue que les élections saxonnes, les élections à la Diète du Grand-Duché de Bade, qui ont eu lieu en octobre, sont également fort importantes, non seulement pour le Grand-Duché lui-même, mais aussi pour l'ensemble de la politique allemande.

Dans le Grand-Duché de Bade également, les élections furent caractérisées par la formidable augmentation du nombre des voix socialistes. Mais tandis qu'en Saxe, où le parti du centre n'a presque aucune importance, la masse des électeurs manifestait contre les conservateurs en votant pour les socialistes, dans le Grand-Duché de Bade, où les convervateurs sont une quantité négligeable, c'est presque exclusivement contre leurs alliés dans l'œuvre de la réforme financière, c'est-à-dire contre le centre, qu'ont voulu manifester les électeurs. Ce vote était d'autant plus

important que le centre espérait obtenir, à la suite des élections de cette année, la majorité à la Chambre badoise. Cet espoir était assez naturel, car la population du Grand-Duché est composée, pour près des deux tiers, de catholiques, et, à deux reprises déjà, le centre a été sur le point d'obtenir la majorité absolue. Le danger qu'offrait cette éventualité était d'autant plus grand, cette année-ci, que les ambitions cléricales étaient soutenues en haut lieu de la manière la plus visible. Elles avaient l'appui, non seulement du gouvernement, mais aussi de milieux influents de la Cour, à Carlsruhe. Le but visé était, au fond, le suivant faire disparaître, sur le terrain politique, toute opposition entre catholiques et protestants, afin de permettre une coalition des deux principaux partis de la Diète badoise nationaux-libéraux (protestants), d'une part, et, d'autre part, le centre. Cette coalition devait constituer un puissant obstacle aux progrès du socialisme. Mais ces projets échouèrent complètement, par suite de l'émotion provoquée dans la masse du peuple par la réforme financière. Au premier tour, les socialistes obtinrent d'un seul coup bien plus de voix et de sièges qu'ils n'en avaient jamais obtenus auparavant, tandis que le centre et les nationaux-libéraux subissaient, par parts à peu près égales, une perte de voix équivalente. Toutefois, le centre pouvait encore établir sa suprématie, si, au second tour, les nationaux-libéraux venaient à son secours. Naturellement, les efforts les plus énergiques ont été tentés, surtout par le gouvernement, pour faire aboutir une coalition nationale-libérale-cléricale sur le terrain électoral, et les nationaux-libéraux se trouvèrent donc forcés, comme Hercule, de choisir entre deux voies opposées. S'ils s'alliaient au centre, ils réussissaient peutêtre à obtenir quelques sièges de plus, mais ils mettaient en selle le centre, qui a toujours été leur adversaire par excellence. S'ils restaient neutres dans la lutte, ils ne diminuaient guère les chances qu'avait le centre d'obtenir la suprématie convoitée. Il n'y avait donc qu'un moyen d'empêcher cette éventualité s'unir aux socialistes. C'est ce qui fut fait, sous la pression, il est vrai, de l'opinion publique. Tous les groupes de gauche, (nationaux libéraux, libéraux, démocrates et socialistes se coalisèrent au second tour et les résultats qu'ils obtinrent répondirent à toutes leurs espérances : l'union des gauches, le « grand bloc libéral », comme on l'appelle par opposition au « petit bloc libéral » dont les socialistes sont exclus, obtint presque les deux tiers des sièges. Non seulement le danger d'une suprématie cléricale s'était évanoui, mais les gauches établissaient solidement leur domination.

REVUE POLIT., T. LXIII.

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Ce brillant succès du « grand bloc » badois fit en Allemagne une profonde impression. Depuis des années, certaines personnalités de gauche ne se lassaient pas de répéter que l'unique moyen de briser en Allemagne la puissance de la réaction était de conclure une alliance, une entente cordiale, ou même de faire bloc avec les socialistes. La réaction, disait-on, puise sa force dans les divisions qui existent entre libéraux et socialistes et fait naturellement tout son possible pour les aggraver. Or, voici que le Grand-Duché de Bade fournissait un terrain d'expérimentation et prouvait la justesse de cette opinion: un grave péril réactionnaire avait été aisément écarté grâce à l'alliance libérale-socialiste, de même qu'aux précédentes élections, dans des conditions beaucoup moins difficiles, il est vrai. N'était-ce pas là un exemple qui invitait à procéder de même dans le domaine de la politique générale de l'Empire ? Les groupements de partis, tels qu'ils existaient à la fin de la lutte engagée au Reichstag autour de la réforme financière, sont presque exactement les mêmes que dans le Grand-Duché de Bade à la veille des élections. D'un côté, les partis réactionnaires coalisés, cléricaux et conservateurs ; de l'autre, les partis de gauche unis entre eux. Assurément, il y avait cette différence fondamentale que, dans le Duché de Bade, toutes les gauches étaient véritablement unies, tandis qu'au cours des luttes politiques de cet été, c'est « par hasard » qu'elles opéraient de concert et dans le même sens au Reichstag. Mais n'y avait-il véritablement là qu'un hasard, ou plutôt n'y fallait-il pas voir une indication bien nette pour la politique à suivre dans l'avenir ?

En tous cas, depuis peu de temps, le « grand bloc » libéral, le bloc allant depuis Bebel (le chef socialiste bien connu) jusqu'à Bassermann (le chef des nationaux-libéraux), n'est plus un simple rêve, comme au temps de la politique du bloc suivie par le prince de Bülow. On a pu constater combien cette idée d'un grand bloc libéral a pris racine en peu de temps, et surtout depuis les élections badoises, par un discours important que M. Bassermann a prononcé récemment à Cologne. Jusqu'à présent M. Bassermann, le principal chef des nationaux-libéraux, était, de tous les représentants de son parti, le plus hostile à l'idée d'une coalition avec les socialistes et il s'était même encore exprimé dans ce sens au moment des dernières élections badoises. Or ce discours a marqué une sensible évolution de ses idées, car il en ressortait qu'il considérait comme une éventualité n'ayant rien d'impossible la constitution d'un « grand bloc » même dans le domaine de la po

litique générale de l'Empire et il a trouvé que cette combinaison. offrirait certains avantages, tout en s'exprimant à cet égard, pour le moment, avec circonspection.

Un pas en avant a été fait, dans la voie de la réalisation pratique de ce « grand bloc », par l'entente entre nationaux-libéraux et libéraux, qui ont l'intention de continuer, dans l'avenir, à marcher de concert, comme ils l'ont déjà fait au cours des luttes politiques de cet été. Il est fort vraisemblable quoique ce ne soit pas encore certain que pour les prochaines élections au Reichstag, nationaux-libéraux et libéraux marcheront complètement la main dans la main.

Un nouveau pas dans cette même voie est constitué par ce fait que les trois groupes libéraux groupe libéral-démocrate, union libérale et parti démocrate du Sud de l'Allemagne, qui avaient déjà créé une « communauté de groupes » sont sur le point de fusionner complètement. Le nouveau parti porterait le nom de « parti libéral-démocrate allemand »; il a déjà publié son programme d'union et il est à peu près certain que la fusion complète sera opérée d'ici quelques mois.

En tous cas la constitution d'un « grand bloc» des gauches dans l'Empire s'annonce sous des auspices extraordinairement favorables, plus favorables qu'à aucune époque antérieure. Il est encore impossible de dire si et quand il se réalisera ; mais il est bien évident que sa constitution représenterait un bouleversement complet de la politique allemande. Il ne faut pas perdre de vue qu'il existe un abîme entre le programme libéral et les conceptions socialistes, abîme que Bismarck et tous ses successeurs ont travaillé sans relâche à élargir et ils n'ont que trop bien réussi dans cette entreprise. Par conséquent, jeter un pont par-dessus cet abîme, ce serait abandonner les principes fondamentaux admis sans conteste depuis une génération, et l'on voit de suite les effets formidables que produirait cette coalition de la bourgeoisie libérale avec le parti socialiste ouvrier. Tout ce que l'on peut du moins affirmer pour le moment, c'est que l'Allemagne est en train de sortir du morcellement, et de la division extrême de ses partis politiques et que déjà se dessinent les contours des nouveaux partis fusionnés qui remplaceraient les anciens d'une part la droite composée des conservateurs, des cléricaux et de quelques petits groupes affiliés ; d'autre part, le groupe d'opposition composé des trois groupes de gauche nationaux-libéraux, parti libéral-démocrate allemand et socialistes. Dès à présent, ce nouveau groupement s'est manifesté nettement à l'occasion de l'élection du bu

reau du Reichstag: seuls ont été élus des membres de la droite, malgré l'opposition des gauches.

A la suite de toutes les vives discussions politiques et de l'évolution des partis, que nous venons de retracer, on attendait avec une vive impatience l'ouverture de la session du Reichstag, qui a eu lieu le 30 novembre. On s'attendait surtout à voir le nouveau Chancelier de l'Empire, M. de Bethmann-Hallweg, sortir de son silence énigmatique et esquisser au moins les grandes lignes de sa politique. Mais cette attente aboutit à une désillusion complète. Le « discours-programme » du nouveau Chancelier ne dura que dix minutes, pendant lesquelles le Chancelier fit de son mieux pour ne rien dire en beaucoup de mots.

Conformément à cette apsence de programme et de couleur politique, qui venait d'être ainsi proclamée, le Reichstag n'a été saisi, au cours de cette session, d'aucun projet de loi qui fût le moins. du monde de nature à provoquer une lutte entre les partis politiques. Il s'occupera presque exclusivement à discuter le budget, lequel devait être établi cette fois en s'inspirant de la plus rigoureuse économie. Mais, malgré cela, et malgré la réforme financière, il est dès à présent certain qu'on se trouvera de nouveau en face d'un déficit considérable, à moins que le Reichstag n'opère de grosses suppressions de crédits.

A côté du budget, le seul projet de loi de quelque importance qui occupera le Reichstag est la réforme du Code pénal, réforme préparée depuis de longues années. Il s'agit, là aussi, d'un travail de juristes de profession, plutôt que d'un œuvre politique.

Les quelques séances que put tenir le Reichstag, du 30 novembre au début des vacances du jour de l'an, ont été presque uniquement remplies par les discussions de politique générale qu'il est d'usage d'engager à propos de la discussion du budget en première lecture. Ces débats ne pouvaient être qu'assez stériles, puisque le programme gouvernemental qu'il s'agissait de discuter consistait précisément à n'avoir pas de programme. Néanmoins on a eu assez généralement l'impression que l'on assistait à un simple prologue et que la véritable lutte politique et parlementaire s'engagerait au Landtag de Prusse, dont la session s'ouvre le 11 janvier. C'est là, en effet, que le projet de réforme si attendu décidera pour longtemps du groupement des partis et du sort du gouvernement actuel, voire même de l'évolution future, en matière de politique intérieure, de la Prusse et de l'Allemagne.

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