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combat, sur le modèle des terroristes russes. Afin de se consacrer entièrement à cette œuvre, M. Hervé a donné sa démission de la Commission administrative permanente du parti unifié (1).

L'esprit jacobin, c'est-à-dire la centralisation et l'extension des pouvoirs de l'Etat a dominé dans les assemblées, depuis que les radicaux sont au pouvoir. La conséquence a été l'accroissement considérable des fonctionnaires; le favoritisme et l'arbitraire ont présidé trop souvent à leur nomination, à leur avancement. Les grèves des postiers ont été une première manifestation de mécontentement. Las d'attendre le statut promis, les fonctionnaires viennent de se fédérer pour la protection de leurs intérêts, dans l'ordre existant. Leur fédération comprend jusqu'à présent 19 unions, précédemment réunies dans des comités d'études, avec 165.000 membres, chiffre respectable pour un début. Le groupe le plus fort est celui des instituteurs, avec 96.000 membres, sur un total de 115.000. Les sous-employés des postes, facteurs pour la plupart, se sont ralliés à la fédération, au nombre de 30.000 sur 60.000.

Il existe encore un comité central pour la défense des droits syndicaux, auquel se rattache le comité des employés des postes, qui a joué dans les grèves un rôle directeur. Les tendances syndicales y dominent, et leur entrée dans la fédération est encore en question. La Fédération des fonctionnaires prétend s'être constituée en vertu de la loi sur les associations, qui la constituerait juridiquement inattaquable. Elle a d'ailleurs bien choisi son moment, l'approche des élections, qui rend le gouvernement et les députés fort coulants. Elle exprime les sentiments les plus modérés ; elle déclare que ses membres sont des serviteurs de la République, en dehors de la lutte des partis, qu'ils ne songent nullement à troubler l'ordre, à employer la grève, comme moyen de défendre leurs intérêts professionnels. Elle a repoussé la proposition de se rattacher à un organisme étranger, c'est-à-dire à la Confédération Générale du Travail. On songe seulement, paraît-il, à internationaliser le mouvement, par une alliance avec les unions de fonctionnaires à l'étranger (2).

En dépit de ces déclarations, la Fédération des fonctionnaires deviendra d'autant plus exigeante qu'elle se sentira plus puissante; nous connaissons, par l'histoire de la C. G. T., le rôle et l'empire des minorités militantes. Cette fédération est le germe du remaniement de la hiérarchie. Tous les agents de la force publique sont en voie de se grouper actuellement. On a d'abord distingué (1) La Guerre sociale du 17 novembre et du 12 décembre. (2) Vorwaerts, 16 décembre 1909.

REVUE POLIT., T. LXIII.

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entre les agents de gestion et les agents d'autorité. Le mouvement des gardiens de la paix efface: cette distinction. Il y a là un grave danger d'anarchie, que M. Francis Charmes a signalé dans sa chronique de la Revue des Deux-Mondes Certains théoriciens voient ..dans ce mouvement une décentralisation de l'appareil de l'Etat, jusqu'à sa dissolution dans des coopératives autonomes, selon la théorie de Proudhon

Tandis que la Fédération des fonctionnaires, à son berceau, fait des déclarations modérées, destinées à rassurer le gouvernement et le public, la Confédération Générale entre en campagne contre le projet de retraites voté par le Sénat, contre la Capitalisation. «La C. G. T. veut des retraites servies immédiatement par l'Etat, à l'aide de l'impôt ; sans prélèvement spécial sur les salaires ouvriers comme on les sert en Angleterre, où il suffit de se présenter avec un livret de pension à un bureau de poste pour toucher sa retraite. Elle les veut, non à 65 ans, mais à 60 ans. Elle les veut entières, non dans dix, quinze ou vingt ans, mais dès l'année prochaine. Que les Quinze Mille se débrouillent pour trouver de l'argent c'est leur métier ! » C'est en ces termes que M. Hervé (1) expose les revendications ouvrières et il ajoute, à propos de la campagne de meetings, à organiser qu'il faut y joindre de vastes manifestations dans la rue, mais non sur le modèle de celles que M. Briand a imposées aux cheminots. M. Hervé veut intimider le gouvernement par des démonstrations monstres. Il veut que le peuple s'habitue à descendre dans la rue.

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M. Jaurès, après avoir reproché à la C. G. T. son intervention tardive, a aussitôt annoncé qu'il expliquerait à la C. G. T. son erreur de ne pas accepter le système gouvernemental, parce qu'une fois adopté, il sera possible de l'amender. Mais les syndicalistes semblent être à peu près unanimes contre le projet du gouvernement et de M. Ribot. Il existe une résolution du Congrès de Lyon sur laquelle le Comité confédéral s'appuie. Une campagne fut menée il y a neuf ans par la C. G. T. naissante, contre le projet Millerand La capitalisation, disaient les confédérés d'alors, est une escroquerie. Les syndicalistes reprennent aujourd'hui le même thème et opposent répartition immédiate à capitalisation. Nous venons de voir que M. Hervé, dans la Guerre Sociale pousse à la résistance. Il a suffi aux Insurrectionnels de voir M. Jaurès aller dans un sens pour se diriger aussitôt dans le sens contraire. M. Jaurès d'ailleurs, sur cette question, serait battu dans

(1) La Guerre sociale, du 22 décembre 1909.

btle parti socialiste, car jadis Vaillant, Guesde, Lafargue avaient poursuivi en 1900-1901, la même campagne que la C. G. T. Or, si llon ajoute à ces éléments des hervéistes et les syndicalistes, il ne reste dans le parti socialiste unifié qu'une petite minorité docile à la pensée de M. Jaurès la majeure partie de ses anciennes troupes est sortie de l'unité depuis le départ des citoyens Viviani, Briand Gérault-Richard, Augagneur, etc.

Cédant à son opportunisme parlementaire habituel. M. Jaurès s'est donc embarqué dans la défense du projet gouvernemental des retraites ouvrières. Mais, dans la Voix du Peuple, M. Yvetot le rappelle au respect et à l'indépendance de la C. G. T. et le renvoie dos à dos avec cet autre professeur et donneur de bons conseils, M. Gustave Hervé: « Le syndicalisme, écrit-il, est assez -âgé, assez vivant, assez raisonnable pour se passer de nourrices, pour se passer de pions. » Dans l'Action ouvrière, M. Guérard déclare que le projet du gouvernement ne peut convenir, que la classe ouvrière n'en veut pas. Le Socialisme de M. Guesde publie une série diarticles contre la capitalisation. Malgré cette quasi unanimité, la C. G. T. n'empêchera pas le vole du projet tant au Sénat qu'à la Chambre. Mais la parole de M. Jaurès aura pour résultat de marquer davantage les divergences entre syndicalistes +et-parlementaires et de déconsidérer M. Jaurès une fois de plus. Mais il est si ondoyant et divers, qu'il trouvera bien moyen de reprendre par quelque côté ce qu'il risque de perdre de l'autre.

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La démission de M. Guérard comme secrétaire général du syndicat des chemins de fer, après les mineurs, la plus puissante des organisations ouvrières, est fort importante. Le syndicat des chemins de fer perd en M. Guérard un homme avisé et politique, très mal aisé à remplacer. Si l'on approuvait sa politique générale, ses adversaires, les syndicalistes révolutionnaires, avaient de trop fortes armes contre lui. L'opposition contre la tactique réformiste se concentrait dans les attaques contre le secrétaire général qui avait gouverné autocratiquement depuis des années, comme cela se passe en France surtout chez les révolutionnaires, remarque le correspondant du Vorwaerts (1). M. Hervé avait attisé le feu, et l'Action ouvrière avait défendu Guérard avec la même violence, de là la nécessité d'un Congrès d'où Guérard est sorti vaincu.

Ses adversaires lui reprochaient son attitude pendant la grève des postes, sa promesse d'assistance des ouvriers des chemins de fer, qu'il savait absolument vaine, Guérard a reconnu qu'il avait commis une faute en cédant à la prière des meneurs, qui ne lui demandaient qu'un faux engagement de parole destiné à encourager

les grévistes. L'initiative n'était pas venue de lui; il n'avait fait quecéder à de pressantes instances.

La seconde affaire, celle de la loterie de l'Orphelinat des Chemins de fer, est assez obscure. M. Guérard avait quatre millions de billets à placer, il lui en restait les trois quarts non placés, qu'il vendit à M. Dejean, administrateur de la Petite République ; grâce à ce marché, celui-ci réalisa un gain de lots de 370.000 fr. M. Guérard se défendit en disant que sans une vente, il ne pouvait déposer les lots promis. M. Clémenceau avait interdit de vendre les billets non placés à un centime, à l'institution même des orphelins. Incriminé pour ses rapports avec les ministres, M. Guérard s'est retranché derrière la liberté des opinions politiques, de garantie par le parti syndical, en dehors du syndicat. Enfin l'attitude de l'Action ouvrière, organe réformiste, fondée pour rétablir la paix et qui rend aux révolutionnaires coup sur coup, achevait de mettre M. Guérard en mauvaise posture.

Cependant le gros des troupes syndicales ne partage pas cesanimosités des généraux vis-à-vis les uns des autres ; aussi le Congrès a-t-il réintégré Guérard exclu par son groupe Paris-Nord; réintégré Bidamant. Bidamant jadis exclu par le Conseil d'administration, c'est-à-dire par Guérard lui-même, à cause de ces attaques. Guérard est néanmoins sorti battu du Congrès, ne fait plus partie de l'état-major du Syndicat des chemins de fer. La Guerre sociale salue cette retraite comme annonçant la défaite prochaine des réformistes. Leur tutelle, une fois secouée, les cheminots deviendront redoutables aux Compagnies et aux Pouvoirs publics. Mais M. Hervé n'a pas, dans les milieux syndicaux, l'influence et l'importance qu'il s'attribue. Ce ne sont pas ses mots d'ordre qui seront suivis.

A la fin de leur Congrès, les cheminots ont organisé une manifestation dans la rue pour l'accroissement des salaires. Mais on ne leur a permis de sortir qu'au nombre de 600, les autres sont demeurés bloqués par les forces policières.

Les socialistes intellectuels viennent de fonder une Ecole socialiste, d'organiser une série de cours, aux Sociétés savantes, sur l'histoire des doctrines et du mouvement socialiste, l'organisation du travail légistlatif, théorique et pratique; l'organisation ouvrière dans les divers corps de métiers, l'histoire économique, la question agraire et la concentration industrielle, et enfin la sociologie générale.

Ce n'est à vrai dire qu'un vaste programme résumant en une ou deux leçons sur chaque sujet les matières de tout un enseigne

ment. Parmi les noms des professeurs nous relevons ceux de M. Lévy Bruhl, professeur à la Sorbonne et de M. Painlevé, de l'Académie des Sciences, venus au socialisme si nous ne nous trompons, à la suite de l'affaire Dreyfus. M. Painlevé traite de la question de méthode dans les sciences sociales, qui prime toutes les autres. Les sciences sociales sont des sciences d'observation, et le premier résultat de cette observation est de nous révéler l'extrême complexité de nos sociétés modernes, méconnues par les théories collectivistes.

M. Jaurès a inauguré ces leçons par une critique de la théorie syndicaliste révolutionnaire et insurrectionnelle, qu'il a rattachée au blanquisme, à la thèse d'après laquelle il suffit d'un coup d'épaule, d'un soulèvement, d'une grève générale préparée par la propagande et l'action d'une minorité, d'une élite, pour mettre à bas l'édifice lézardé, et le reconstruire à nouveau. Cette thèse s'étale dans le livre de MM. Pouget et Pataud, Comment nous ferons la Révolution.

M. Jaurès a exercé sa verve contre ce roman antiparlementaire et antiétatiste, en montrant que les syndicalistes de la couleur de MM. Pouget et Pataud étaient eux aussi des étatistes, des parlementaires, attendu que dans la société future, il y aurait des délégués, des Congrès, des partis, tout le monde n'étant pas du même avis, des patriotes à leur manière, dans la nécessité de défendre leur œuvre contre l'agression étrangère. Grâce à la science, il est vrai, MM. Pataud et Pouget se flattent de se passer de soldats, de généraux d'user d'aéroplanes, d'explosifs, de bombes asphyxiantes, etc. C'est là du Jules Verne et du Wells, avec le talent en moins. M. Jaurès donnait une certaine importance à ce livre qui n'était selon l'expression de M. Griffuelhes, qu'une entreprise de librairie. Les syndicalistes ont surtout reproché à M. Jaurès d'avoir à dessein confondu les fantaisies du livre de M. Pouget et de M. Pataud avec le syndicalisme, et d'avoir profité de l'occasion pour tenter de ridiculiser le sabotage. M. Jaurès n'avait pris à parti l'ouvrage qu'à raison de la personnalité de ses auteurs.

La conférence s'est terminée par un coup de théâtre, l'arrivée de M. Pataud, qui venait de l'Opéra, où grâce à son geste souverain, il avait plongé quelque temps dans l'obscurité la représentation en l'honneur de don Manuel. Prenant à son tour la parole, M. Pataud opposait à M. Jaurès la supériorité de l'action sur le verbe, et faisait allusion à ce code fantastique de la société de l'avenir, solennellement promis à M. Clémenceau par M. Jaurès et que nous attendons toujours.

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