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II

L'UTILISATION DES PORTS DE COMMERCE FRANÇAIS

Dans la préface qu'il consacrait en 1901 au livre de M. Maurice Sarraut, «Le Problème de la marine marchande », M. Lockroy exposait à grands traits la décadence de notre marine marchande ainsi que l'anémie de nos principaux ports de commerce, et il disait : « Le Nordeutscher Lloyd et la Hamburg America ont conquis le port de Cherbourg. Ils s'y sont installés en souverains. Cherbourg est en train de devenir un port allemand. >>

De fait, grâce à la digue du port militaire qui était destinée cependant à nous mettre à l'abri de l'invasion étrangère, nous sommes envahis, à l'extrémité de la presqu'île du Cotentin, par les paquebots allemands qui viennent y cueillir la fleur et le fruit des passagers désireux de faire le plus rapidement possible la traversée de l'Océan. En 1907, dans les entrées de Cherbourg, en regard de 7 navires français, venant chargés de l'extérieur et jaugeant ensemble 2.426 T., on compte 917 navires étrangers jaugeant 3 millions 414.800 T.; dans les sorties, pour 11 navires français allant chargés à l'extérieur, et jaugeant ensemble 1.101 T., on compte 1.230 navires étrangers jaugeant 3.428.163 T.. Le pavillon allemand à lui seul est représenté à l'entrée et à la sortie par un tonnage de plus de 1.740.000, le pavillon anglais par un peu plus de 1 million 100.000 T., et le pavillon américain par 532.000 T.

Mais, dira-t-on, cette utilisation presque exclusive d'un port français par le pavillon étranger n'est qu'une exception. Elle est limitée d'ailleurs à l'embarquement et au débarquement des passagers par des paquebots qui ne font que relâcher pendant quelques heures sur rade. Elle n'intéresse pas le transport des marchandises qui constitue l'aliment principal de la prospérité des ports, des navires et du commerce. Malheureusement l'objection s'évanouit devant 'les constatations similaires auxquelles conduit, pour l'immense majorité de nos principaux ports, la lecture du Tableau général officiel du mouvement du commerce et de la navigation en 1907 (1). Voici en effet, pour les plus grands ports, les chiffres des navires chargés entrés et sortis en provenance ou à destination de l'étranger:

(1) C'est le dernier Tableau général publié par l'administration des Douanes. Les tableaux partiels de 1908 et même de 1909 sont sensiblement en harmonie avec celui que nous avons pris comme base de discussion.

Dunkerque. Entrées: 337 navires français jaugeant 276.193 T.; 1.249 navires étrangers jaugeant 1.363.017 T.; sorties : 288 navires français jaugeant 385.726 T.; 759 navires étrangers jaugeant 758.190 T.

Boulogne.

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Entrées 95 navires français jaugeant 22.693 T.; 2.220 navires étrangers jaugeant 2.320.737 T.; sorties: 51 navires français jaugeant 5.194 T.; 2.181 navires étrangers jaugeant 2 millions 220.856 T.

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..Le Havre. Entrées : 437 navires français jaugeant 883.656 T.; 1.965 navires étrangers jaugeant 2.375.588 T.; sorties: 345 navires français jaugeant 737.135 T.; 1.271 navires étrangers jaugeant 1.675.626 T.

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Rouen. Entrées: 287 navires français jaugeant 305.114 T.; 1.685 navires étrangers jaugeant 1.142.464 T.; sorties: 200 navires français jaugeant 209.687 T.; 207 navires étrangers jaugeant 84.143.

Nantes-Saint-Nazaire.

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Entrées 347 navires français jaugeant 311.324 T.; 836 navires étrangers jaugeant 805.149 T.; sorties : 233 navires français jaugeant 182.084 T.; 175 navires étrangers jaugeant 112.429 T.

Bordeaux. Entrées : 396 navires français jaugeant 400.033 T.; 980 navires étrangers jaugeant 914.049 T.; sorties: 310 navires français jaugeant 345.588 T.; 613 navires étrangers jaugeant 436.791 T. Marseille.

Entrées 2.212 navires français jaugeant 2 millions 698.147 T.; 2.238 navires étrangers, jaugeant 3.943.665 T.; sorties 2.167 navires français jaugeant 2.591.570 T.; 1.791 navires étrangers jaugeant 3.287.761 T.

Calais, Dieppe, Saint-Malô, Brest, La Pallice, La Rochelle, Bayonne et Cette accusent également une proportion de navires étrangers considérablement supérieure à celle des navires français. On ne trouve que dans deux ports secondaires Lorient et PortVendres, un avantage un peu marqué pour notre pavillon.

Il convient d'ajouter que, sauf au Havre, les entrées sur lest dans nos ports des navires étrangers dépassent de beaucoup celles des navires français, ce qui prouverait combien nos concurrents se laissent peu arrêter par les incertitudes du fret ou les dépenses qu'exige sa recherche.

Enfin pour ceux qui pourraient croire que les mouvements de la navigation réservée au pavillon français rétablissent la supériorité de l'utilisation de nos ports par ce pavillon, il est indispensable de faire connaître que c'est seulement dans les ports de Brest, Lorient,

REVUE POLIT., T. LXIII.

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Bordeaux, Port-Vendres, Toulon et Nice, pour nous en tenir aux plus importants, que les entrées cumulées des navires français venant de l'étranger et de ceux pratiquant le cabotage national présentent un excédent de tonnage en leur faveur.

Plus nombreux sont les ports où les sorties cumulées de nos navires à destination de l'étranger et du cabotage l'emportent sur celles des navires concurrents. Rouen, Nantes, Saint-Nazaire, Bayonne, Cette, Marseille s'ajoutent notamment à la liste des ports ci-dessus désignés. Mais les mouvements du cabotage sont loin d'offrir autant d'intérêt et d'avantage pour la marine, pour les ports et pour le pays, que ceux de la grande navigation. D'autre part, si l'on considère que pour l'ensemble des ports, les entrées et les sorties des navires chargés, affectés au cabotage national ne représentent en 1907 dans un sens comme dans l'autre qu'un tonnage de 6.389.600 T., on voit que cet appoint ne suffit pas à rétablir l'équilibre au profit de notre pavillon. En ajoutant le chiffre de 6.389.600 T. au tonnage général de nos navires revenant de l'étranger (5.966.238 T.), on n'obtient que le chiffre de 12.355.838 T., bien inférieur à celui des navires étrangers venus dans nos ports (20 millions 29.169 T.). En ajoutant le même chiffre à celui du tonnage des navires français expédiés pour l'étranger (5.416.645 T.) on n'arrive pas non plus à couvrir l'ensemble du tonnage des navires étrangers sortis de nos ports (14.191.231 T.), puisque le total des sorties de nos navires ne s'élève qu'à 11.806.245 T.

Ainsi donc rien n'efface jusqu'à présent l'impression désagréable qu'on éprouve devant l'envahissement de nos ports par nos divers concurrents (1), et en s'inspirant de la parole de M. Lockroy, on pourrait dire que nos ports ne sont plus des ports français mais des ports étrangers.

Les ports d'Algérie eux-mêmes n'échappent que dans une certaine mesure à ce sort commun. Pour 517 navires français venus chargés de l'étranger et jaugeant 333.156 T., ils ont reçu 1.304 navires étrangers jaugeant 1.399.745 T. et 435 navires français sont sortis chargés à destination de l'étranger, jaugeant 240.986 T., contre 1.020 navires étrangers jaugeant 1.732.150 T.

Ce n'est que grâce au monopole de la navigation rétabli par la loi

(1) En général c'est le pavillon anglais qui fait prime dans tous nos ports. Le pavillon allemand, le premier à Cherbourg, ne vient qu'en second au Havre et à Marseille. A Dunkerque les pavillons danois et hollandais occupent le second rang. A Rouen, le pavillon norvégien, à SaintNazaire le pavillon espagnol, à Bordeaux, le pavillon portugais s'inscri vent immédiatement après celui de l'Angleterre.

du 2 avril 1889 au profit du pavillon français, pour les relations directes entre la France et l'Algérie, que les ports algériens reçoivent et expédient un nombre et un tonnage de navires français supérieurs à ceux des bâtiments étrangers; et ce monopole produit les mêmes conséquences dans beaucoup de ports de la métropole, particulièrement dans ceux de la Méditerranée.

Il y a trois ans, un article paru dans le 'Bulletin de la ligue maritime, signalait déjà les progrès de l'infiltration allemande dans notre possession de l'Afrique du Nord, les escales de plus en plus fréquentes à Alger des navires germaniques, aussi bien de ceux affectés au transport des touristes que de ceux se rendant avec des marchandises à Marseille, Gênes, Mozambique et Zanzibar. Convaincus de la règle que la marchandise suit le pavillon et que les communications appellent le trafic, les Allemands n'hésitent pas, pour créer à leur profit un courant commercial, à se détourner de leur route, leurs opérations dussent-elles au début se traduire par une perte d'argent. Ils font mieux. Ils essaient de prendre à Alger une place importante dans le commerce des charbons. Les armateurs de Hambourg et de Brême ont eu l'idée d'organiser sur la place leur propre entrepôt de combustible alimenté par les mines de Westphalie, et dès 1905 le port d'Alger recevait la visite de 128 vapeurs charbonniers. 'Les pouvoirs publics ont d'ailleurs donné au «Deutsch Kaolen Depot » toutes les facilités pour s'installer dans les meilleures conditions possibles, de même qu'ils ont singulièrement adouci les taxes fiscales à l'égard des navires étrangers affectés au service des voyageurs.

Au surplus cet exemple de la faveur que nous accordons à la concurrence étrangère dans nos ports n'est pas isolé. Ainsi que nous le disions dans l'Opinion du 10 juillet dernier, il semble que nous ne réservons nos armes et nos efforts que pour nous disputer localement les bénéfices des transports maritimes. Pendant que la Chambre de commerce de Brest soutient énergiquement la campagne qui est faite dans ce port, depuis quelques années, pour essayer d'enlever au Havre les grands paquebots transatlantiques, elle s'emploie à monopoliser au profit de la GREAT EASTERN RAILWAY le service des communications de Plymouth avec la Bretagne. Elle a envoyé en effet son Président à Londres plaider devant le Parlement anglais l'établissement définitif de ce service, s'engageant, pour soutenir une ligne étrangère « qui, dit-elle, doit être considé rée comme étant d'utilité publique », à lui ouvrir de nouveaux débouchés par le prolongement jusqu'au port de commerce du réseau des chemins de fer départementaux, lui promettant aussi de

s'entremettre près du Gouvernement pour que celui-ci lui confie le service postal entre Brest et l'Ouest de l'Angleterre.

Avons-nous donc en France une telle supériorité sur les autres marines, au point de vue du nombre des lignes régulières de navigation, que nous puissions nous prêter avec tant de désinvolture au développement des lignes concurrentes de l'étranger, alors surtout que la régularité des voyages des navires est le facteur principal de la prospérité des transports?

Les ports ne sont plus remplis comme autrefois de bâteaux prêts à partir au premier appel. Ceux qu'on appelait « les fiacres de la mer » ont disparu peu à peu. Le commerce maritime tend de plus en plus à consacrer ses efforts à l'établissement de lignes régulières. Malheureusement le tableau général du commerce et de la navigation nous apprend que sur ce point encore nos ports sont en grande majorité desservis par des Compagnies étrangères dont les services périodiques sont bien faits pour créer à leur profit une clientèle permanente.

A Dunkerque, en regard de 14 Compagnies françaises comptant 110 navires de 223.842 tonneaux, on trouve 18 Compagnies étrangères avec 25 navires jaugeant 688.690 T.;

A Boulogne, 5 Compagnies françaises avec 16 navires de 5.631 T. se trouvent en présence de 8 Compagnies étrangères possédant 40 navires de 108.613 T.;

Au Havre, nous avons 18 Compagnies françaises avec 155 navires de 294.418 T., contre 31 Compagnies étrangères avec 265 navires jaugeant 535.981 T.;

A Rouen, 13 Compagnies françaises avec 277 navires jaugeant 82.534 T., et 24 Compagnies étrangères avec 153 navires jaugeant 340.085 T.;

A Cherbourg, 2 Compagnies françaises avec 7 navires jaugeant 9.096 T. contre 7 Compagnies étrangères avec 67 navires jaugeant 340.085 T.;

A La Pallice-La Rochelle, 13 Compagnies françaises avec 62 navires jaugeant 94.335 T.; contre 10 Compagnies étrangères avec 76 navires jaugeant 142.953 T.;

A Marseille, 17 Compagnies françaises avec 322 navires jaugeant 521.883 T., contre 50 Compagnies étrangères avec 478 navires jaugeant 1.238.865 T.;

A Alger, 16 Compagnies françaises avec 115 navires jaugeant 107.045 T., contre 19 Compagnies étrangères avec 142 navires jaugeant 249.969 T.;

La supériorité des navires et du tonnage des lignes régulières

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