Imágenes de páginas
PDF
EPUB

le discuter, et nous avons pleinement le droit de le rejeter si bon nous semble (1). » Ces témoignages pourraient être multipliés à l'infini. Ils mettent en lumière le plus grave défaut de la Constitution anglaise. On se trompe en disant qu'elle repose sur la coutume. Elle se fonde en réalité sur deux coutumes distinctes, et souvent contradictoires, celle des Communes et celle des Lords. En temps normal, les deux Chambres ont un visible intérêt à transiger, et la contradiction n'apparaît pas. Il suffit pourtant qu'une circonstance quelconque mette aux prises les deux Assemblées pour que les deux coutumes se dressent brusquement l'une en face de l'autre et provoquent un conflit d'autant plus grave que les deux parties en présence sont également sûres de leur bon droit.

A cette cause permanente de crise s'ajoute enfin celle qui est née en 1884 de la dernière réforme électorale anglaise. Rien d'étonnant qu'il ait fallu 25 ans pour que l'introduction du suffrage quasi-universel produise tous ses effets. Le dernier conflit constitutionnel n'a eu lieu qu'en 1860 et pourtant la plupart des témoins de l'époque y ont vu la conséquence de la réforme de 1832. Mais si la première extension du suffrage a exercé sur les pouvoirs de la Chambre des Lords une si directe influence, celle qui la compléta en 1884 devait à son tour jouer un rôle analogue. Avant 1832 la Chambre des Lords était en réalité la première des deux Chambres; les Communes se recrutaient en effet parmi la gentry et les Lords disposaient souvent, dans les bourgs pauvres ou ailleurs, des sièges de députés. En ouvrant la porte des Communes aux gens de la middle class, la réforme de 1832 réduisit la Chambre des Pairs au rôle plus effacé de seconde Chambre. Ils gardaient pourtant encore l'influence que leur assuraient leurs attaches avec la bourgeoisie riche (2). Mais depuis 1867 et surtout depuis 1884, les classes ouvrières ont à leur tour pénétré aux Communes; elles s'y coiffent du bonnet rouge depuis 1906, et le Parlement anglais présente au

(1) Cité par Lord Lonsdowne, The Lords Debats on the Finance Bill, publié par le Times, p. 30.

(2) Voir WALTER BAGCHOT, Essays on Parliamentary Reforms, London,

jourd'hui le spectacle d'une Chambre féodale qui prétend retenir tous ses privilèges, siègeant en face d'une Chambre aussi démocratique que la nôtre et qui revendique un pouvoir illimité. Il était aisé de prévoir que le malentendu créé par la réforme électorale, autant que les querelles financières entre les deux Chambres, devait aboutir tôt ou tard à une crise constitutionnelle.

II

Le conflit actuel aurait pu néanmoins revêtir une forme moins dramatique, s'il n'avait été déterminé par des causes immédiates d'une incontestable gravité.

Les lecteurs de la Revue Politique et Parlementaire connaissent déjà, dans ses traits essentiels, la machine de guerre qui mit le feu aux poudres. Dès son apparition, le budget radical apparut à l'aristocratie anglaise comme une menace dirigée non seulement contre son pouvoir politique mais contre la base même de son existence sa fortune territoriale. Elle se fût résignée à la vigueur à l'aggravation de l'impôt sur les successions, de l'income-tax; elle eût accepté sans joie, mais avec autant de calme qu'en 1894, l'institution d'une surtaxe sur les revenus supérieurs à 5.000 livres et la nécessité d'une déclaration globale du revenu; il est également probable que les nouveaux impôts sur les licences de boissons lui eussent déplu sans l'émouvoir outre-mesure. Toute son indignation se concentra en revanche sur les quatre nouvelles taxes foncières par lesquelles M. Lloyd George prétendait frapper les plus-values immobilières, les terrains inutilisés et les rentes dérivées de la propriété du sous-sol. Bien que ces taxes fussent assez faibles et qu'elles dussent produire la première année un peu moins de 300.000 livres, elles exigeaient une révision immédiate du cadastre qui paraissait vexatoire. Le présent était d'ailleurs moins inquiétant que l'avenir; les grands propriétaires fonciers des villes et des campagnes sentaient que l'Etat anglais venait de placer cet écrou afin de pouvoir donner chaque année un nou

veau tour de vis; M. Lloyd George n'avait-il pas répété, à Limehouse comme à Newcastle, que ce n'était là qu'un commencement et qu'à l'avenir ces nouvelles taxes permettraient d'augmenter indéfiniment les revenus de l'Etat ? Mais plus que les taxes elles-mêmes, le principe dont elles s'inspiraient les rendaient, pour les Lords, inadmissibles. Elles intronisaient, pensait-ils, le socialisme. Une heure avant de voter contre le budget, les Pairs écoutaient encore Lord Cawdor lire une brochure socialiste, rédigée par M. Philip Snowden et adressée à M. Lloyd George, dans laquelle l'imposition des valeurs foncières était recommandée comme un acheminement vers la nationalisation du sol. Du plus riche au plus pauvre, tous les membres de l'aristocratie anglaise jugèrent que ce budget les condamnait à mort.

Ils avaient d'ailleurs une autre raison pour prendre les choses au sérieux. Depuis la venue au pouvoir du ministère actuel, les relations des deux Chambres avaient été de mal en pis. Depuis le rejet où la mutilation de l'Education Bill et du Licensing Bill par les Pairs, les libéraux répétaient partout que la Chambre des Lords était une institution surannée; leur ancien leader, sir Henry Campbell-Bannerman, avait fait voter en 1907, par les Communes, une résolution réclamant une refonte de la Constitution; la réforme de la Chambre Haute était réclamée à grands cris. Le ressentiment politique se doublait de passions religieuses. Les bills rejetés par les Lords étaient destinés à priver l'Eglise anglicane de son contrôle sur l'enseignement et à ruiner l'industrie des boissons, d'où l'Eglise anglicane tire quelques-uns de ses revenus. Aussi les dissidents avaient-ils juré sur la Bible de tirer vengeance d'une Chambre où ne siègent que les évêques de l'Eglise anglicane et qui a toujours passé pour hostile aux schismatiques. Quand le budget se montra, les Lords n'eurent qu'à lire le Daily News pour apprendre que c'était là le fléau de Dieu qui devait donner la victoire aux radicaux et aux puritains. Ils crurent deviner qu'à l'aide de cette machine on voulait des obliger, soit à signer eux-mêmes leur propre déchéance en acceptant le yeux fermés les taxes nouvelles, soit à se perdre en violant la constitution par le rejet du budget. Dans les deux cas, il ne s'agissait pas seulement de les

dépouiller de leurs dernières prérogatives financières, mais de rayer de la constitution tout leur pouvoir législatif.

Il y a deux façons pour un gentleman de riposter quand il se croit insulté par un manant. La première est de passer sans détourner la tête. Ce fut la méthode que recommandérent quelques-uns des plus grands adversaires du budget, tels que Lord Cromer, Lord Rosebery et, si l'on en croit la rumeur publique, une personnalité plus auguste dont le nom ne pouvait être prononcé. Lord Cromer s'effrayait des conséquences qu'un conflit constitutionnel risquait d'entraîner dans les affaires extérieures. « Ce que je crains, c'est qu'en présence d'un gouvernement distrait, et devant la grande tentation qu'éprouvront les deux partis de se concilier la masse des électeurs en promettant des dépenses extravagantes pour les réformes sociales, le premier devoir de la nation, qui est de veiller à sa propre sécurité, ne soit perdu de vue au cours de la lutte constitutionnelle (1).» Les raisons de Lord Rosebery étaient plus pertinentes encore. Repousser le budget, c'était, d'après lui, hasarder sans raison suffisante, l'existence même de la seconde Chambre. « Les menaces qui étaient adressées autrefois à cette Assemblée, venaient d'hommes d'Etat qui appartenaient à une école différente de celle d'aujourd'hui... Les menaces qui vous sont adressées maintenant viennent d'une école qui souhaite le gouvernement d'une seule Chambre... qui, si vous le voulez, est éminemment révolutionnaire dans son essence, sinon en fait... Rappelez-vous qu'en suspendant ou en rejetant le budget, la Chambre des Lords fait exactement ce que ses ennemis attendent d'elle (2). » Son conseil était d'éviter à tout prix la crise constitutionnelle; les Pairs devaient se contenter de protester contre le budget, tout en le laissant passer; la nation s'apercevrait bientôt de l'erreur qu'elle aurait commise en méprisant leurs avertissements.

Ce conseil venait trop tard. A l'heure où parlait Lord Rosebery, les leaders unionistes s'étaient décidés, depuis plusieurs mois, pour la seconde méthode, celle qui consiste à confier son paletot à un passant, à retrousser les man

(1) The Lords Debats on the Finance Bill, 1909, p. 50.
(2) The Lords Debats on the Finance Bill, 1909, p. 76.

ches et à briser d'un coup de poing la mâchoire de l'adversaire. Lord Lansdowne, et après lui les premiers orateurs unionistes, tels que Lord Milner, Lord Curzon ou Lord Cawdor, expliquèrent longuement pourquoi ils relevaient le défi. Ils démontèrent le budget pièce par pièce. Ils l'accusèrent, non seulement de gâcher les finances anglaises, mais de violer par les taxes sur les boissons et sur les terres, la résolution de 1702 qui interdit le tacking. Le Times avait déjà répondu à Lord Rosebery; il l'avait justement comparé aux légitimistes français qui appellent tous les maux sur leur patrie afin de se présenter ensuite comme des rédempteurs. Lord Curzon compléta cette réponse en rappelant combien le pire des systèmes financiers ou administratifs, une fois implanté, est malaisé à déraciner. Tous concluaient qu'en votant le budget, les Pairs eussent manqué à leur devoir.

Mais si fortes que fussent ces raisons, la principale était ailleurs. On ne l'exposait qu'à demi-mot. Ce qui avait décidé les chefs unionistes à risquer la bataille constitutionnelle, c'était que tôt ou tard elle était, à leurs yeux, inévitable; ils savaient que depuis 1907 le parti libéral s'était engagé devant le pays à affaiblir la Chambre Haute; or, avaient-ils intérêt à différer le choc?« Pour repousser cet assaut, nous serions moins bien armés demain que nous ne le sommes aujourd'hui, disait dernièrement un des membres les plus expérimentés de la Chambre Haute. Nous groupons aujourd'hui derrière nous, les forces compactes de l'unionisme et du Tariff Reform qui voient en nous leur sauvegarde Nous avons aussi pour nous le prestige actuel de la couronne dû au souvenir encore vivace laissé par la reine Victoria et à la popularité d'Edouard VII. Demain ces soutiens peuvent nous manquer, surtout si nous trahissons par une concession sur le budget, la cause de nos propres troupes. » Il y a lieu de croire que cette considération pratique fut celle qui eut le plus d'action sur la majorité unioniste.« Si nous suivons le conseil de Lord Cromer, déclarait Lord Curzon, le 30 novembre, il est parfaitement clair que nous n'echapperons pas à la lutte constitutionnelle. De toute façon les verges

REVUE POLIT., T. LXIII.

2

« AnteriorContinuar »