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de l'Académie de médecine militaire, glorieux établissement d'enseignement supérieur, fondé à Saint-Pétersbourg sous le règne de Paul Ier. Cette réforme d'une institution à la fois civile et militaire touchait manifestement à de nombreux points de législation générale et nécessitait, par là même, l'approbation du Parlement. L'illégalité, commise par le ministre de la Guerre, était donc flagrante. La Douma d'Empire la dénonça énergiquement à une très forte majorité, dans la séance du 12 juin dernier.

Il y a plus Le « Sénat dirigeant » (1), gardien de la légalité, refusa de publier le nouveau statut de l'Académie, et le ministre de la Guerre dût le « retirer ». Cette attitude nouvelle du Sénat russe, en général docile aux influences gouvernementales, s'explique peut-être en partie par l'absence de toute homogénéité ministérielle, la majorité du Conseil des ministres s'étant prononcée ellemême contre l'acte du général Soukhomlinov. Elle n'en demeure pas moins un précédent de haute portée juridique et politique.

Et voici que M. Sabler, haut-procureur du Saint-Synode, gagné par la contagion, projette à son tour de réduire les pouvoirs légis latifs de la Douma en matière ecclésiastique. Dans le chapitre des Lois fondamentales consacré à la « Foi », il existe un article 65, ainsi conçu « Dans l'administration de l'Eglise, le Pouvoir autocratique agit par l'intermédiaire du Très-Saint-Synode Dirigeant, institué par ce pouvoir lui-même ». M. Sabler, confondant à plai sir administration et législation, voudrait soustraire à l'examen du Parlement les projets de lois relatifs à l'Eglise orthodoxe et même à la liberté de conscience. Il admettrait peut-être à la rigueur la compétence exclusivement financière de la Douma, mais ce serait tout.

Heureusement que le Conseil des ministres ne suit pas jusqu'au bout l'étrange théorie de M. Sabler. Se heurtant à l'obstacle de la légalité, il n'a pas admis la publication officielle d'un règlement interprétatif, analogue à celui du 6 septembre 1909. Il s'est contenté jusqu'ici de porter à son « journal » secret, revêtu par la suite de la sanction impériale, tout un ensemble de décisions assez vagues sur la matière. En vertu de cette instruction occulte, les projets de lois ecclésiastiques touchant à la législation générale ou entraînant de nouvelles dépenses, seraient déposés sur le bureau de la Douma, après examen par le Saint-Synode et le Conseil des ministres. Si le Saint-Synode estime, contrairement au Conseil des ministres, que la Douma est incompétente, le dif

(1) Le Sénat russe est à la fois cour de cassation et haute juridicti . administrative.

REVUE POLIT., T. LXXVIII.

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férend serait soumis au Conseil des ministres et au SaintSynode réunis. S'il n'est pris aucune décision unanime, c'est l'Empereur qui trancherait définitivement le conflit. En tout cas, l'on devrait soigneusement extraire des projets de lois soumis aux Chambres tout ce qui présente un caractère canonique ou strictement ecclésiastique. Aux yeux de M. Sabler, l'intervention du Parlement constitue en effet une véritable << oppression » de l'Eglise (1).

Si tous ces renseignements, que le Novoïé Vrémia prétend puisés aux meilleures sources, doivent être considérés comme exacts, ils ne laissent pas d'être assez déconcertants.

En fait, il faut bien le reconnaître, la compétence ecclésiastique du Parlement, où siègent nécessairement beaucoup d' « infidèles », peut être, dans certains cas, tout à fait choquante. Il serait sans doute opportun de voter une loi organique, où la législation religieuse proprement dite serait nettement distinguée de la législation d'Etat en matière ecclésiastique. La législation proprement religieuse pourrait être confiée au Saint-Synode ou, mieux, à un concile (2). Mais, pour le moment, la compétence de la Douma reste la vérité constitutionnelle. Il est inadmissible que le gouvernement la restreigne, par une interprétation hardie des Lois fondamentales, qui dépasse manifestement ses attributions. Aussi comprendon que la quatrième Douma ait énergiquement protesté, dans la séance du 11 novembre dernier.

D'ailleurs, plus on y réfléchit, plus il apparaît que l'esprit traditionnel de l'orthodoxie russe est difficilement compatible avec le nouveau régime constitutionnel. L'autocratie du Tsar est, à son point de vue, le symbole vivant de l'unité religieuse. Beaucoup de prélats, tels que l'archevêque Antoine de Volynie, souhaitent la restauration du patriarcat (3), pour que l'Eglise, jouissant de l'autonomie «< intérieure », puisse entrer directement en rapports avec le pouvoir autocratique, sans passer par l'intermédiaire du hautprocureur. Mais cette autonomie de l'Eglise, quelle qu'en puisse. être l'apparence libérale, s'exercerait incontestablement dans le sens de la réaction. Mieux vaut, croyons-nous, maintenir ou même renforcer la haute-procurature, dont les pouvoirs ont été définis à l'époque de Pierre-le-Grand et d'Alexandre Ior, pour que le gou

(1) Voir le discours prononcé par M. Sabler à la Douma, dans la séance du 12 mars 1913.

(2) Aussi bien parle-t-on, depuis de longues années, d'un concile national, dont la convocation, toujours retardée, semble passée à l'état de mythe.

(3) Le président du Saint-Synode deviendrait ainsi patriarche.

vernement puisse, d'accord avec les Chambres, réformer l'Eglise orthodoxe et l'adapter au nouveau régime politique. Malheureusement,cette action bienfaisante du pouvoir gouvernemental ne pourra manifestement s'exercer, tant que le haut-procureur sera notoirement hostile au constitutionnalisme. Il est inexact en effet de considérer M. Sabler comme un conservateur : c'est, au sens précis du mot, un réactionnaire, nourri de l'idéal autocratique.

Alors que le gouvernement russe ou, tout au moins, certains de ses membres s'éloignent ainsi de plus en plus des principes constitutionnels, proclamés le 30 octobre 1905, l'opinion publique se réveille, après plusieurs années d'indifférence et d'atonie. Elle clame bien haut son mécontentement. Les milieux les plus modérés sont à l'unisson. La corporation des marchands (kouptsy) de Nijni-Novgorod, le Congrès agricole de Kiev et les représentants des villes russes, réunis dans cette même ville, ont traduit tout récemment ces profondes aspirations du pays. Le discours prononcé à Kiev par un homme politique aussi modéré que M. Goutchkov a produit surtout la plus forte impression. Dans les résolutions proposées au Congrès, il a déclaré que « l'œuvre des réformes était sérieusement entravée par les conditions de la vie politique actuelle, par la stagnation du travail législatif, la désorganisation administrative et l'attitude des pouvoirs publics vis-à-vis des assemblées représentatives locales. Si l'on ajourne encore l'exécution des réformes nécessaires, si l'on s'écarte des principes établis par le manifeste du 30 octobre, le pays sera exposé à de profonds bouleversements et aux pires désastres. » Le représentant de la police, après avoir interrompu deux fois la lecture de ces résolutions, ordonna la fermeture du Congrès. Suivant le mot du célèbre publiciste conservateur Menchikov, on peut dire que, par certains côtés, les temps actuels « sentent à nouveau 1905 ».

C'est dans cette atmosphère surchauffée que s'est ouverte, le 28 octobre, la deuxième session de la quatrième Douma. Les constitutionnels-démocrates déposèrent immédiatement une interpellation au sujet des mesures prises contre la presse à l'occasion de l'affaire Beilis-Iouchtchinski.

Cette affaire, dont le retentissement a dépassé les frontières de Russie, est assez caractéristique pour qu'il vaille la peine d'en préciser l'origine et la portée.

Le fait divers lui même n'est pas ce qui a principalement pas

sionné l'opinion. Il ne s'agit pas de savoir si l'isralélite Beïlis, personnage assez insignifiant, a réellement assasiné le petit Iouchtchinski, mais s'il y a eu « meurtre rituel », si des juifs ont eu recours à l'assassinat pour se procurer du sang de chrétien, en vue de quelque cérémonie plus ou moins mystérieuse. Cette mentalité nous transporte en plein moyen âge. Dans le présent, c'est un épisode de la grande lutte entre libéraux et antisémites, lutte qui présente en Russie une particulière âpreté. De là vient qu'on a pu dire très justement que l'affaire Iouchtchinski était une affaire Dreyfus au petit pied.

Sur le fond même de la question, sur l'existence des soi-disant crimes rituels, tout homme impartial et suffisamment éclairé a son opinion déjà faite. C'est là une pure calomnie, que les païens avaient déjà lancée contre les premiers chrétiens et que les esprits les plus éminents de toutes les confessions religieuses ont énergiquement repoussée. L'un des derniers actes de notre vénéré maître Anatole Leroy-Beaulieu avait été justement de protester contre cette odieuse légende, que venait de ressusciter l'affaire Iouchtchinski.

La passion politico-sociale a fortement coloré tous les débats de ce grand procès. M. Maklakov, député constitutionnel-démocrate, dirigeait la défense de Beilis, tandis que M. Zamyslovski, député de l'extrême-droite, plaidait pour la partie civile. L'un représentait le libéralisme, qui, en Russie, a partie liée avec les israélites; l'autre était le porte-paroles des nationalistes, qui voient dans la race juive un perpétuel danger pour la Russie. Ce qui est plus grave, c'est que l'accusateur public, au lieu de traiter l'affaire objectivement et juridiquement, a commis lui-même l'insigne maladresse de mêler aux débats la pression antisémite. Il faut savoir d'autant plus gré à quelques rares journaux conservateurs, tels que la Kiévlanine (1), d'avoir su renoncer à l'agitation politique pour faire cause commune avec la presse libérale, en faveur d'un accusé innocent.

Finalement, Beilis fut acquitté. Pour annoncer cette nouvelle, qui fut en général accueillie par la population avec une véritable joie, les principales feuilles de Saint-Pétersbourg et de Moscou publièrent des éditions spéciales. Certains journaux adressèrent des félicitations au jury de simples paysans qui avait « sauvé l'honneur de la justice russe ». La première question posée au jury concernait la réalité du meurtre, commis dans une fabrique de tuiles israélite. La réponse ne pouvait être qu'affirmative. Mais elle (1) Dirigé par le député nationaliste Choulguine.

n'implique en rien la reconnaissance d'un prétendu crime rituel, bien que le questionnaire, rédigé de façon fort complexe, ait pu laisser place à quelque ambiguïté. La seconde question était relative à la culpabilité de Beïlis; les jurés ont répondu négative

ment.

On a calculé que cette affaire avait coûté à la presse 34 amendes, s'élevant au total à 10.000 roubles environ; 30 numéros ont été confisqués; 2 journaux ont été suspendus, et 4 rédacteurs arrêtés ! Les avocats à la Cour d'appel de Saint-Pétersbourg, ayant protesté, au nombre de 110, contre la transformation de l'affaire Beilis en un moyen d'agitation nationaliste, ont été menacés de poursuites judiciaires, qui viennent d'aboutir heureusement à une déclaration de non-lieu.

Les libertés «< nécessaires » n'existent pas en Russie, et la majorité de la Douma, sincèrement libérale, a profité des délibérations budgétaires pour préciser sur ce point ses attaques traditionnelles contre le ministère de l'Intérieur. Après de remarquables discours, dont l'un surtout, prononcé par M. Chidlovski, au nom du parti octobriste, fit la plus forte impression, un ordre du jour de blâme fut voté par 164 voix contre 117, dans la séance mémorable du 3 juin 1913. Le centre et les nationalistes eux-mêmes n'ont pas ménagé leurs critiques, sous une forme, il est vrai, quelque peu. atténuée.

M. Childlovski a surtout reproché au ministère de l'Intérieur — et le même reproche pourrait être adressé aux ministères de la justice et de l'instruction publique, à la haute-procurature du Saint-Synode, etc... la prépondérance de l'« esprit policier >> sur l'esprit administratif » proprement dit. Le gouvernement, qui semble voir partout des suspects, revient peu à peu aux errements du ministère Plehwe (1902-1904). La bureaucratie ne sait pas «<tâter le pouls » à l'opinion publique. Elle étouffe partout l'initiative individuelle.

La liberté de réunion (1) et d'association, la liberté de coalition, la liberté de la presse, etc..., sont à la merci de l'arbitraire administratif. Les amendes pleuvent sur les rédacteurs de journaux pour des motifs parfois insignifiants. A ce point de vue, la situation de la presse tend même à empirer d'année en année, comme l'indique le tableau suivant :

(1) La police a même dissous, en juin 1913, une réunion privée du parti constitutionnel-démocrate.

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