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Dès l'instant que la Roumanie se mettait résolument en travers de ces intrigues, l'opération ne comportait plus que des risques, sans aucun avantage. Les Turcs l'ont parfaitement compris et ils se sont décidés à conclure.

Voilà donc la diplomatie roumaine qui vient de s'affirmer une fois de plus comme l'arbitre de la situation balkanique. Elle a su, au moment opportun, manifester nettement sa résolution et faire en sorte que cette résolution fût obéie. La Roumanie sort de là matériellement et moralement grandie. Elle a travaillé au maintien de la paix Balkanique. C'est une chose dont tout le monde, à commencer par les Balkaniques eux-mêmes, devait lui être profondément reconnaissant.

Les différentes commissions internationales qui opèrent actuellement en Albanie, ont poursuivi leur tâche avec une sage lenteur. La mort du délégué autrichien est venue apporter une nouvelle cause de retard. Sur la proposition du délégué britannique, les cabinets des grandes puissances ont examiné un mode de délimitation qui présentait l'avantage de mieux tenir compte des réalités ethnographiques et géographiques. Cela ne modifiera pas beaucoup d'ailleurs le tracé de la frontière qui n'est pas encore officiellement fixée. Les points les plus importants Argyro-Castro et Koritza, dans tous les cas, resteront acquis à l'Albanie. Il n'y a aucun doute à cet égard. C'est la chose essentielle et c'est aussi la plus grave. Car les habitants de Koritza ont déclaré, de la façon la plus formelle qu'ils entendaient ne pas être soumis à la domination des Albanais. Ils sont prêts à résister par la force aux occupants, lorque ceux-ci se présenteront. Ils ont constitué une légion sacrée bien pourvue d'armes et de munitions. Des officiers hellènes qui donneront leur démission de l'armée viendront se mettre à sa tête. Il y a là un risque très sérieux de complications.

Ce n'est d'ailleurs pas le seul en ce qui concerne le problème albanais. Il semble que la candidature du prince de Wied doive être, sans trop de difficultés, adoptée par les puissances. Le prince William-Frédéric-Henri de Wied est âgé de 37 ans. Il est le neveu de la Reine de Roumanie et c'est le gouvernement roumain qui a pris l'initiative de sa candidature. Il a fait son service dans l'armée allemande, et il est actuellement capitaine au génie, régiment de uhlans de la garde. Il a épousé la princesse Sophie de Schonbourg Waldenbourg. C'est un officier prussien qui va devenir en somme le chef de la nouvelle principauté.

Mais il ne suffira pas de l'expédier en Albanie, même en lui constituant une garde du corps et un apanage suffisant pour le

ver tous les obstacles qui se présenteront à lui. Dans quelle mesur les chefs locaux, surtout les plus influents d'entre eux, reconnaîtront-ils son autorité? Comment cet étranger parviendra-t-il à se faire obéir par des gens n'ont jusqu'ici obéi à personne ?

La question des îles de la mer Egée, une des plus graves qui restent à résoudre, ne s'est pas encore posée. Le désir des grandes puissances semble être de ne l'aborder que le jour où on aura terminé la délimitation de l'Albanie. Il n'est pas certain que les Turcs aient la patience d'attendre jusque-là. Ils sont très décidés à revendiquer énergiquement les grandes îles voisine de l'Asie Mineure, surtout Lesbos et Chio. C'est la conférence de Londres qui doit normalement se prononcer sur l'attribution de ces îles. Mais on n'entend plus parler de la réunion de cette conférence et sir Edward Grey ne paraît pas très pressé de la convoquer. A défaut des ambassadeurs, les différents cabinets auront à se concerter sur ce point. Les Grecs accepteront-ils d'évacuer les îles qu'ils occupent militairement?

Il y a aussi, ne l'oublions pas, les îles du Dodécanèse détenues par les Italiens. On ne peut évidemment pas régler le sort des unes sans régler celui des autres. Le cabinet de Rome a déclaré à différentes reprises qu'il remettrait les îles occupées par lui à la Turquie le jour où les stipulations du traité de Lausanne seraient entièrement exécutées. Il a pris à cet égard les engagements les plus formels. Rien n'autorise à supposer qu'il ne les tiendra pas. C'est là une question des plus importantes qui intéresse au plus haut point les puissances ayant une situation à défendre dans la Méditerranée, par-dessus toutes, l'Angleterre et la France. Sir Edward Grey s'est exprimé la-dessus l'été dernier de la façon la plus nette. Jamais notre ministre des Affaires étrangères n'a tenu à cet égard -un langage aussi catégorique. Et cependant c'est contre nous que les Italiens tournent leur mauvaise humeur toutes les fois qu'ils en trouvent l'occasion. Il y a même en ces derniers temps un renouveau de gallophobie dans leurs principaux journaux. Nous étions accusés de soutenir à tout propos et même hors de propos les intérêts des pires ennemis de l'Italie. On dénonçait avec vivacité notre attitude hostile en ce qui concerne l'Albanie. Les journaux semblaient prendre à cœur d'exciter l'opinion publique contre nous. Leurs attaques ont pris un tel caractère qu'il était impossible de les passer sous silence, et de ne pas se demander ce qu'il pouvait bien y avoir au fond de tout cela. Etait-ce un mot d'ordre du gouvernement? S'agissait-il de préparer le public en vue de quelques gros événements ?

Il est assez difficile de répondre à ces questions, mais le fait n'en reste pas moins évident. L'Italie est actuellement plus triplicienne que jamais. La conquête de la Libye a surexcité l'orgueil national et porté le patriotisme italien a un degré qu'on n'imagine pas. Toute à ses rêves d'impérialisme méditerranéen l'Italie cherche de tous les côtés à étendre son champ d'action. Comme elle nous trouve un peu partout sur sa route, quoi d'étonnant qu'elle s'en prenne à nous de préférence ? Il ne faut pas chercher plus loin l'explication. Peut-être aussi le gouvernement italien se jette-t-il délibérément du côté de l'Allemagne pour être soutenu par elle contre l'Autriche, dans l'éventualité de difficultés qu'il prévoit avec cette dernière, concernant l'Albanie. Car un jour peut venir, et même plus tôt qu'on ne croit, où l'Italien et l'Autrichien, les deux parrains de la principauté, seront obligés d'y intervenir militairement, afin d'y rétablir l'ordre. Cette occupation à deux, alors que chacun des occupants cherche tout naturellement à grossir le plus possible sa part, ne va jamais sans de sérieux tiraillements. Qu'on se souvienne de l'occupation des Duchés par l'Autriche et la Prusse qui conduisit rapidement ces deux pays à la guerre de

1867.

Mais quelque importance qu'on puisse attribuer à cette dernière cause, la principale est le développement soudain de la politique italienne dans la voie de l'impérialisme méditerranéen. Tel est le nouveau facteur dont nous avons à tenir le plus grand compte. Il ne s'agit pas de prendre cette situation au tragique. Mais il est nécessaire de savoir la reconnaître et de se préparer en conséquence. Ce n'est ni par des effusions sentimentales sur la parenté latine, ni par des polémiques de presse engagées à tout propos, qu'on résoudra de part et d'autre la difficulté. L'unique chose à faire, c'est, en s'efforçant d'entretenir avec l'Italie les relations les plus amicales, de lui faire nettement sentir que la France, héritière d'un magnifique empire méditerranéen, ne reculera devant aucun effort, aucun sacrifice pour le défendre. Il y a d'ailleurs place pour tous et l'Italie peut en toute liberté essayer de développer ses intérêts en Libye ou ailleurs, pourvu que ce ne soit pas à notre détriment. Le jour où elle chercherait à empiéter sur nos droits, il faut qu'elle sache qu'elle nous trouverait résolus à l'arrêter.

Bornons-nous à souhaiter, pour l'avantage des deux pays qui ont tant de raisons de rester unis, que ce jour-là n'arrive pas.

Il faut en somme pratiquer avec l'Italie une politique essentiellement réaliste, faite de services et de concessions réciproques. Les deux pays voisins et dont beaucoup d'intérêts s'enchevêtrent, ont

à tout instant besoin d'un de l'autre. Sachons toujours traiter notre voisine de l'autre côté des Alpes, comme elle entend avec raison être traitée, en grande puissance qu'elle est devenue. Pas de railleries, pas de critiques déplacées qui nous ont fait si souvent le plus grand tort. Mais si l'un des deux rend un service à l'autre, ainsi qu'il sied à deux grandes personnes, ayant chacune leurs besoins et leurs charges, ce ne peut pas être évidemment d'une manière désintéressée.

L'année dernière, à pareille époque, le gouvernement italien était très désireux d'obtenir du nôtre l'abrogation d'un décret sur l'importation des fleurs italiennes en France. Il demandait en outre, avec beaucoup d'insistance, que le drapeau français ne fût plus arboré sur la maison de notre consul à Tripoli.

M. Jonnart, alors ministre des Affaires étrangères ne refusa nullement d'accéder à ces désirs. Mais il demanda en retour que le cabinet de Rome se désistât de son attitude en ce qui concerne la situation des Tripolitains en Tunisie. M. Tittoni, ambassadeur d'Italie à Paris, en prit l'engagement dans une lettre qu'il adressa au quai d'Orsay.

Nous comptons bien que M. Stephen Pichon ne manquera pas de se reporter à cette lettre, au moment où des difficultés menacent de se produire à nouveau sur ce sujet. Les Italiens, ayant annexé la Tripolitaine, voudraient obtenir pour les Tripolitains résidant en Tunisie le même traitement qu'y obtiennent les Algériens, c'est-àdire la faculté d'échapper aux tribunaux locaux et d'être justiciables des tribunaux français. Cela leur créerait une situation toute privilégiée et quand on sait le nombre extraordinaire des Italiens en Tunisie, l'inconvénient d'un pareil état de choses n'a nullement besoin d'être signalé.

Notre gouvernement ne pourra donc faire à cet égard aucune concession. Si le cabinet de Rome insiste sur cette démarche, il sait d'avance qu'il s'expose à un échec certain.

Les problèmes d'Asie Mineure. A peine sortie de la guerre balkanique qui d'ailleurs s'est terminée pour elle beaucoup plus avantageusement qu'elle ne pouvait l'espérer au début, voici la Turquie aux prises avec de grosses difficultés en Asie Mineure. C'est tout d'abord la question des réformes arméniennes.

On sait de quelle manière le régime d'Abdul Hamid avait traité l'Arménie. Le régime jeune-turc, en dépit des promesses faites et

des espérances éveillées, fut loin de réaliser à cet égard une amélioration appréciable. Les Arméniens se plaignent et quand on examine la longue liste de leurs doléances, il est difficile de ne pas leur donner raison.

Il est un pays plus intéressé qu'aucun autre au maintien de l'ordre et de la tranquillité en Arménie, c'est la Russie, voisine immédiate de la Turquie en Asie. Le gouvernement russe a présenté à la Porte un projet de réformes qui aurait pour résultat de pacifier l'Arménie, d'assurer aux habitants un minimum de justice et de sécurité. Ce programme, très modéré, très raisonnable, ne limite d'aucune sorte la souveraineté du gouvernement ottoman. Il a été jugé acceptable et légitime par tous les ambassadeurs, sans exception, des grandes puissances à Constantinople, Or, parmi ces ambassadeurs, certains sont on ne peut plus désireux de ne faire à la Turquie nulle peine, même légère.

Le gouvernement turc reconnaît, lui aussi, que des réformes sont nécessaires. Mais il entend les accomplir de lui-même, à sa guise et quand il lui plaira. Tous ceux qui sont au fait des traditions turques, ne peuvent que se montrer bien sceptiques, touchant de pareilles promesses. Les précédents sont là malheureusement; ils proclament, ils crient l'incapacité absolue où se trouve l'administration turque de se réformer, lorsqu'elle n'est pas soumise à une surveillance, à un contrôle étranger. C'est ce contrôle, qui doit être rendu aussi léger que possible, que les Turcs refusent d'accepter. Ce mot-là sonne désagréablement à leurs oreilles. Il leur rappelle la Macédoine et des souvenirs qui leur sont pénibles. Et cependant... La Macédoine n'a-t-elle pas été perdue justement parce que jamais des réformes vraiment sérieuses et profondes n'ont pu être réalisées ?

Entendons-nous bien là-dessus. Il ne s'agit aucunement de restreindre le pouvoir du gouvernement turc, encore moins de l'humilier, de préparer les voies à une intervention étrangère, d'amorcer un partage éventuel de la Turquie d'Asie. La France ne se prêterait pas et ne pourrait pas se prêter à des visées de ce genre.

Mais ce qu'il faut uniquement c'est mettre la Turquie en état d'accomplir en Asie ce qu'elle s'est montrée radicalement incapable d'accomplir en Europe, à savoir d'assurer à tous ses sujets, quelle que soit leur nationalité, une administration supportable. Pour cela, des ressources financières lui sont nécessaires. Les puissances, en acceptant une élévation notable des droits de douane, la France en autorisant un gros emprunt ottoman sur le marché de Paris, sont toutes décidées à les lui donner.

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