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qu'il a exposée, discutée, défendue, pendant un quart de siècle, en une foule d'écrits et d'occasions qu'il serait trop long d'énumérer ici. C'est la méthode dite de l'Annuité successorale. Elle est trop connue de tous les statisticiens pour qu'il soit utile de l'exposer ici en détail.

Sur la position du problème, l'évaluation de la fortune nationale, sur les données essentielles de sa méthode, d'une part l'annuité successorale augmentée du montant annuel des donations entre vifs, et d'autre part, la durée moyenne de la survie des héritiers prise comme multiplicateur, de Foville n'a jamais varié. Il a varié au contraire sur le chiffre même du multiplicateur. Après avoir proposé le chiffre de 35 ans, il avait fini par admettre celui de 32. Mais si cet écart est important en lui-même, il l'est peu par ses conséquences, les chiffres globaux par lesquels se mesure la richesse totale d'un pays comme la France étant approximatifs, à 10, 15 et même 20 milliards près.

De Foville a eu la satisfaction de voir sa méthode faire fortune. En dépit de ses lacunes que de Foville connaissait mieux que personne, en dépit de la résistance et des critiques de certains de nos confrères (1), elle est en effet devenue d'un usage courant, non seulement en France, mais dans beaucoup de pays étrangers.

La méthode de l'annuité successorale ne peut servir qu'à l'évaluation de la masse totale des fortunes privées appelées à changer de mains à la mort de leurs possesseurs. S'agit-il d'évaluer la richesse des collectivités qui ne meurent pas, des collectivités d'ordre public, état, départements, communes, ou des collectivités d'ordre privé, associations de toute nature, sociétés civiles ou commerciales, c'est à l'inventaire direct qu'il faut nécessairement recourir. Mais, comme le remarque judicieusement de Foville, il faut tenir compte et du lourd passif qui grève le patrimoine des collectivités d'ordre public, et des doubles emplois qu'on s'exposerait à faire à propos de celui des collectivités d'ordre privé, et, « somme toute, pour passer du montant total des fortunes privées au chiffre de la fortune nationale, il y a plus à retrancher qu'à ajouter (1). »

(1) La France Economique, 1re édit., p. 444. ·

Quant à l'évaluation de la masse des revenus privés, de Fo ville a également une méthode à lui qu'il a exposée dans la première édition de la France économique (p. 430 et sq.) et qu'il appelle la méthode « des approximations successives ».

Les statistiques foncières, les statistiques douanières, les statistiques monétaires ont été aussi très souvent utilisées par de Foville, mais non sans être aussi discutées et critiquées, avec clairvoyance toujours et parfois avec sévérité. Aux statistiques douanières, il avait demandé la plus grande partie des données statistiques employées dans son mémoire sur les variations de prix et, plus tard, vers 1879, il avait fondé, sur leurs données relatives à la valeur des marchandises, un ingénieux système d'index numbers. Mais il ne leur pardonnait pas leurs lacunes, leurs erreurs, notamment, au sujet du mouvement des métaux précieux (1).

Les statistiques monétaires, au contraire, lui fournissaient habituellement des matériaux de bonne qualité qu'il aimait et qu'il excellait à employer. Tous ses exposés de statistique monétaire comptent parmi les meilleurs de ses travaux, Quelques-uns d'entre eux ont été faits devant l'Institut International de Statistique et devant la Société de Statistique de Paris qui ne peuvent pas en avoir perdu le souvenir. De Foville observait et suivait la monnaie comme d'autres observent et suivent la population d'un pays. « Les monnaies, comme les hommes, naissent, vivent et meurent, disait-il, devant l'Institut International, il y a vingt-deux ans, à la session tenue à Vienne, en 1891. Et pendant leur vie, elles font comme nous; elles travaillent plus ou moins et elles s'usent plus ou moins. Comme nous aussi, elles circulent, elles voyagent, elles s'expatrient parfois ; et parmi celles qui émigrent ainsi, il y en a qui reviennent au pays natal; il en est d'autres qui ne rentrent jamais, » Peut-on imaginer rien de plus charmant et de plus vrai à la fois ? Pour de Foville, la statistique monétaire était une véritable démographie. Il en était

(1) On trouvera l'exposé de ses critiques dans les numéros d'août et septembre 1894 de la Revue du Commerce.

le grand maître incontesté, comme Levasseur et Bodio sont les grands maîtres de la démographie humaine.

Il a eu, en matière de statistique monétaire, la bonne fortune d'avoir mieux à faire qu'à utiliser les dénombrements organisés et opérés en dehors de lui. C'est par lui que furent conçues et organisées les enquêtes monétaires faites en France en 1878, 1885 et 1891. Et c'est lui qui, des données fournies par ces enquêtes, sût tirer des conclusions du plus haut intérêt sur la composition de la circulation monétaire française (1).

La France économique appartient à la fois à l'œuvre économique et à l'œuvre statistique d'Alfred de Foville. C'est néanmoins, avant tout, le tableau Statistique de la France économique qu'il a voulu faire. « Statistique raisonnée et comparative », dit-il lui-même, dans le sous-titre de son livre. Mais il s'est refusé délibérément à rassembler une simple collection de chiffres et à copier servilement le Statistical abstract publié en Angleterre. Il a voulu enchâsser dans un texte tous les chiffres que nous donne le Statistical abstract; il a voulu aussi «< que ce texte tînt plus de place que les chiffres (2) ». Et dans ce texte, dont la limpidité rend la lecture aussi agréable que celle du meilleur roman, il a mis deux choses 1° une bibliographie complète de la statistique contemporaine avec des indications sur la nature et la valeur des documents, sur le degré de confiance qu'ils méritent; 2o des commentaires propres à faciliter la saine interprétation des chiffres groupés. « Ce qui nous manque aujourd'hui, malgré tant de travaux remarquables, écrivait de Foville, dans l'introduction de sa première édition (3), c'est un Manuel qui les résume; c'est un précis, qui réponde, sinon à toutes les questions, du moins aux plus importantes et aux plus usuelles; un précis qui puisse utilement trouver place sur toute table où l'on travaille, sur la table de l'instituteur comme sur

(1) V. sur les résultats de ces enquêtes sa communication à l'Institut International de Statistique, à la session de Vienne de 1891.

(2) La France économique, 1re édit. 1887. Introduction, p. 6. La 2o édit. publiée en 1890, contient 554 p. de texte et 22 cartes et diagrammes. Il y avait, dans la 1re, 472 p. et 12 cartes et diagrammes.

(3) Id. Id. p. 3.

celle de l'étudiant, sur la table de l'industriel comme sur celle du négociant, sur la table du journaliste comme sur celle du député. Voilà ce qui manque. Notre ambition serait d'avoir comblé cette lacune. »

Pourquoi le succès de la France économique n'a-t-il pas répondu à l'effort et à l'attente de son auteur? Pourquoi ce livre si bien fait n'a-t-il pu dépasser la seconde édition publiéeen 1890? Pourquoi n'a-t-il pas rencontré les dizaines de milliers de lecteurs que de Foville semblait entrevoir en 1887? Cet échec relatif paraît assez facilement explicable. La statistique économique, si intéressante et si importante qu'elle soit, ne peut pas toujours suffire aux industriels et aux négociants, et, à plus forte raison, aux journalistes et aux députés, aux instituteurs et aux étudiants auxquels de Foville destinait son livre. La France économique ne contient pas assez de chiffres, et le texte y tient trop de place. Plus de chiffres et moins de texte, plus de statistique et moins d'économie politique, voilà selon nous, quelle cût dû être la vraie formule de ce précis qu'il espérait voir un jour « sur toute table où l'on travaille ». Plus de chiffres: il fallait ajouter aux statistiques économiques toutes les statistiques politiques, sociales, intellectuelles, morales, que nous possédons. Il fallait réunir toutes les catégories de chiffres que l'on trouve aujourd'hui dans presque tous les Annuaires statistiques des pays civilisés, dans l'Annuaire statistique de la France, en particulier. Moins de texte : les explications et discussions relatives aux sources devraient être réduites au minimum ; elles pourraient, à la rigueur, être reléguées dans des notes au bas des pages. Et quant à l'interprétation des chiffres qui tend à faire du livre une sorte de manuel d'économie politique, elle devrait disparaître.

Disons un mot enfin, des travaux dont le mérite revient presque tout entier à de Foville bien qu'ils n'aient pas été son œuvre exclusive. C'est le Bulletin de Statistique et de Législation comparée du ministère des Finances, et c'est le Rapport annuel du directeur des monnaies. Ils ne portent pas sa signature. Mais ils portent sa marque. Leur méthode et leurs

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cadres sont de lui. L'esprit qu'on y sent circuler à traves les documents et les chiffres est bien le sien.

Mais ici, il n'y a pas de résumé possible.

Nous avons relevé dans les 32 volumes formés par le Bulletin de Statistique de 1877 à 1892, 577 articles qui offrent tous un grand intérêt à la fois pratique et scientifique, parce qu'ils s'appliquent tous à des faits observés pendant de longues périodes ou dans des pays différents. Leur insertion dans le Bulletin ne peut pas ne pas être l'œuvre personnelle de de Foville. Ne semble-t-il pas qu'en publiant, sous son nom, la liste de ces articles, nous rendrions un juste hommage à sa mémoire et un signalé service aux chercheurs que la table des matières ne renseigne pas toujours assez bien sur le contenu des documents?

Telle est, messieurs et chers confrères, l'esquisse que j'ai pu faire de la vie et de l'œuvre d'Alfred de Foville. Nul plus que moi n'en sent toute l'imperfection et nul plus que moi ne la déplore. D'autres auraient pu, d'autres pourront, un peu plus tard, la tracer d'une main plus sûre et avec plus d'autorité et de talent. J'ose dire que personne ne l'eût fait et ne le fera avec un plus profond attachement à sa mémoire.

FERNAND FAURE.

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