les œuvres économiques d'Alfred de Foville, les trois ouvrages suivants : 1° L'administration de l'agriculture au contrôle général des finances, simple recueil de procès-verbaux et rapports qu'il publia, en 1882, en collaboration avec M. Pigeonneau et qui est précédé d'une introduction que ce dernier seul a signée; 2° Bastiat. OEuvres choisies, petit volume in-18, publié en 1889, en tête duquel de Foville a placé une introduction très intéressante, à coup sûr, mais qui ne constitue pas un livre; 3° Enquête sur les conditions de l'habitation en France, les maisons-types, 2 volumes in-8°, 1894 et 1899. De Foville a eu le grand honneur de prendre, dans le Comité des travaux historiques et scientifiques (Section des Sciences économiques et sociales), l'initiative de cette enquête. Il a placé une très belle introduction dans le lume de 1894. Mais là aussi son rôle a été plutôt celui d'un éditeur que d'un auteur. De Foville ne s'est jamais attardé à définir la science économique et à caractériser sa méthode, à marquer sa place parmi les diverses sciences sociales et à dégager les relations qu'elle peut avoir avec ses voisines. Ses travaux toujours limités à des sujets particuliers et très précis ne lui en fournissaient pas l'occasion. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'eût bien de la science économique, de son objet et des lois qu'elle a pour but de découvrir, simples rapports de coexistence et de succession, ou rapports plus complexes de cause à effet, des conceptions nettes et arrêtées. Ces conceptions lui étaient familières, il s'en inspirait constamment ; mais il n'éprouvait pas le besoin de les exposer ex professo. Aux généralités un peu vides sur la science et sur la méthode, il préférait celles que lui inspiraient les phénomènes économiques eux-mêmes. C'est ainsi qu'il a exprimé avec beaucoup de force et à plusieurs reprises ses vues sur le progrès, sur la civilisation et sur son mouvement dans le temps et dans l'espace. Il croit au progrès. Il y croit à peu près comme Turgot ct Condorcet, en économiste préoccupé, avant tout, du bienêtre que les conquêtes de la science peuvent procurer à l'homme. Cependant le point de vue économique ne lui masque pas les autres. A ses yeux, civilisation et progrès ne font qu'un. Il accepterait la définition que de Molinari a donnée de la civilisation : « L'ensemble des progrès matériels et moraux que l'humanité réalise. » Il préfère cependant la définition suivante : La civilisation serait « le perfectionnement, au point de vue matériel d'abord, puis au point de vue intellectuel, et, autant que possible, au point de vue moral, de l'existence individuelle et de la vie sociale (1). » Ce << perfectionnement » de Foville l'a expliqué dans le chapitre XXII de son livre La Transformation des moyens de transport. Il résultera, selon lui, de l'avènement nécessaire d'une ère de paix définitive dans le monde. Mais qu'on ne s'y trompe pas, de Foville est bien loin d'être un pacifiste au sens fâcheux que les manifestations de certains de nos contemporains ont donné à ce mot. Il a toujours été un patriote fervent et clairvoyant. Il avait vu de trop très la guerre de 1870 et il ne pouvait fermer les yeux sur les menaces de conflit que ses suites font planer sur l'Europe (2). On peut dire que le souci patriotique débordait en lui, qu'il s'agisse des mesures à prendre pour assurer le respect de nos frontières ou de celles qui pourraient enrayer le mortel abaissement de la natalité française. Il ne veut se faire aucune illusion; il se refuse à dire avec Victor Hugo que « la paix sera le nom de baptême du xx siècle. » Mais à côté du patriote, il y avait en lui le savant. C'est le savant qui garde une foi invincible dans la disparition de la guerre. C'est le savant qui découvre les causes profondes dont l'action doit conduire l'humanité à la réalisation de ce beau rêve. Et quand le savant a parlé, on ne sera pas étonné de voir intervenir le poète : « Alors, ajoute-t-il, quand notre postérité, fût-ce la plus lointaine, verra la fin de la guerre, si la main d'un dieu jaloux ne fait pas rentrer tout à coup la terre dans le néant d'où il l'a tirée, quel glorieux avenir, quelle sublime destinée! Plus d'armées ruineuses! Plus de (1) V. La Marche de la Civilisation dans le présent et dans l'avenir. Leçon d'ouverture du 4 novembre 1890, au Conservatoire des Arts et Métiers. (Broch. extraite des Annales du Conservatoire, p. 2). (2) V. Leçon d'ouverture, p. 23. tragiques hécatombes! Les races réconciliées ! les peuples confondus! Toutes les forces vives que nous voyons occupées à se neutraliser et à s'entre-détruire, désormais unies en faisceaux et devenant ainsi toutes-puissantes! Le travail rendu à la fois moins pesant et plus fécond! La matière vivifiée ! La création transformée ! Le mal sous toutes ses formes attaqué, assiégé, vaincu! Le bien propagé et glorifié! La vérité triomphante! L'esprit humain, maître du monde ! (1) » Mais tout cela, comme il prend soin de le dire, c'est « pour la postérité la plus lointaine ». Pour le présent, il incline si peu à verser dans l'utopie qu'il reprochait à Bastiat son optimisme. « Il semble bien, dit-il, dans son introduction aux OEuvres choisies (2), que sa conception synthétique des phénomènes sociaux l'ait parfois entraîné au delà des réalités terrestres et qu'il se soit laissé aller à idéaliser, à poétiser les choses, tenant à donner une âme à cette science des intérêts que Lamartine accusait de n'en point avoir. » Quant à la marche de la civilisation, c'est à travers l'espace plutôt qu'à travers le temps qu'il aime à la suivre dans le passé et à essayer de l'entrevoir dans l'avenir. Dans le passé, elle serait, à l'en croire, la résultante naturelle de deux influences combinées, une influence climatologique et une influence géographique, qui l'auraient dirigée de Babylone à Londres en passant par la Grèce, l'Italie et la France. Que sera-t-elle dans l'avenir? Question difficile et passablement obscure, mais « que notre intérêt et notre patriotisme ne peuvent pas ne pas se poser ». Pour lui, il s'agit de savoir, en dernière analyse, si l'Europe est appelée à conserver sa prépondérance dans le monde, « à rester à perpétuité le centre et le foyer de la vie civilisée ». Il n'a, dans l'avenir de notre continent, qu'une confiance limitée. L'Amérique du Nord lui paraît être pour l'Europe une rivale redoutable. « Comment voulez-vous, écrit-il (3), que nous ne succombions pas tôt ou tard, dans les grandes batailles de la concurrence intercontinentale, quand nous nous épuisons, (1) La Transformation des moyens de transport, p. 452-453. (2) P. 41. (3) Leçon d'ouverture, p. 21-22, pauvres fous que nous sommes, à nous faire peur, sinon à nous faire mal?... Le vieux paradoxe des Romains, si vis pacem para bellum, a fait fortune. Mais au train dont vont les choses, la paix elle-même ne deviendra-t-elle pas aussi calamiteuse, aussi meurtrière que la guerre ?... Entre l'Amérique qui n'a pas d'armée et l'Europe, qui de tout homme valide fait maintenant un soldat, la partie n'est pas égale. » Et voici sa conclusion: « Pour avoir chance de rester la tête du monde civilisé, il faut que l'Europe désarme..., sinon, non ! » Mais qui pourrait dire le mot décisif d'où pourrait sortir le désarmement de l'Europe? Si M. Carnegie, en prononçant son beau discours de La Haye, il y a quelques semaines, s'est figuré être le premier à faire appel à l'empereur d'Allemagne pour obtenir de lui le signal pacificateur, il s'est trompé. De Foville l'avait fait bien avant lui, dans sa leçon de 1890 et en termes d'une émouvante éloquence (1). Mais ici, comme sur la conclusion elle-même, nous nous permettrons d'exprimer respectueusement nos très formelles réserves. Certes, les EtatsUnis n'ont pas plus d'armée régulière aujourd'hui qu'il y a vingt-cinq ans. Mais ne semblent-ils pas s'en plaindre plutôt que s'en réjouir? Et à en juger par ce qu'ils ont fait pour leur marine, depuis quelques années, n'est-il pas à prévoir qu'ils pratiqueront bientôt, eux aussi, le si vis pacem para bellum? D'un caractère plus nettement économique, voici quelques doctrines, très générales encore, dont une mention sommaire doit trouver place ici et nous aidera à fixer en de Foville la physionomie de l'économiste. De Foville est, en matière économique comme en toutes autres, un libéral convaincu. C'est au nom de la liberté qu'il n'a cessé de combattre le protectionnisme, le socialisme et l'interventionnisme sous toutes leurs formes. « Laissons, là, comme ailleurs, dit-il, à propos du morcellement de la terre, les mouvements des hommes et des choses se régler euxmêmes. Le monde n'en ira pas plus mal (2). » Et en termi (1) Leçon d'ouverture, p. 23. nant son article de la Revue Economique Internationale d'avril 1906 : « Les progrès déjà réalisés, dit-il, seront suivis de beaucoup d'autres, si la science, la justice et la liberté peuvent y travailler de concert. »> Mais de même que son optimisme, son libéralisme est tempéré par son grand sens de la mesure et par une clairvoyante sagesse associée à un très haut esprit de justice. C'est ainsi qu'il est conduit, tout en repoussant, dans la pratique, toute méthode inquisitoriale, à proposer une modalité d'impôt progressif (1); qu'il dénonce énergiquement les abus de la concurrence, surtout dans le commerce de détail (2); qu'il se montre très réservé et même sceptique à l'endroit de la liberté de tester chère à Le Play et à la majorité des économistes orthodoxes (3) ; qu'enfin, à la différence encore de ces derniers, il ne craint pas de réclamer des mesures législatives destinées non seulement à effacer les injustices fiscales dont souffrent, en France, les familles nombreuses, mais à leur accorder certaines faveurs. Que de Foville soit un économiste libéral, personne ne le contestera. Il n'est pas étatiste, au sens que prend aujourd'hui ce terme. Les doctrines socialistes n'ont jamais exercé sur lui la moindre attraction. Il est résolument individualiste. Mais sa foi profonde dans la supériorité de l'action individuelle ne va pas jusqu'à lui faire méconnaître les excès de la liberté et le rôle nécessaire de la loi. De plus, comme l'indépendance de son esprit et la fermeté de ses convictions sont égales à l'affabilité de ses manières, il n'accepte pas les formules toutes faites. Il respecte les maîtres de la science sans se croire obligé de les suivre; il n'adhère à leurs doctrines qu'après les avoir discutées et vérifiées. Telle est, dans ses traits les plus généraux, la physionomie de l'économiste que nous trouvons en lui. C'est peut-être dans ses doctrines, sur la répartition des richesses que ces traits s'accusent avec le plus de netteté. Il s'exprime même, à ce sujet, avec une franchise un peu rude qui pourrait surprendre ceux qui, ne songeant qu'à l'habi (1) La Justice dans l'impôt. Rev. Pol. et Parl., avril 1902. (2) La Monnaie, p. 167. (3) Le Morcellement, p. 23-25. |