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saire et le trait d'esprit qui le confond sans le blesser, il n'hésitait jamais à donner la préférence au trait d'esprit. Et on sait avec quelle aisance il maniait le trait d'esprit ! Serait-ce là ce qu'on a pris pour de la mollesse et ce qui l'a fait accuser de manquer de confiance dans l'utilité de la lutte?

Peut-être aussi a-t-on cru pouvoir lui reprocher quelque tiédeur dans l'affirmation de ses idées religieuses? Ce serait plus injuste encore. Tous ceux qui l'ont vu de près savent avec quelle fermeté et quelle dignité il pratiquait ses convictions catholiques. Il est vrai qu'ils savent aussi avec quelle largeur d'esprit il pratiquait la tolérance. Ils savent qu'il respectait les idées philosophiques et religieuses des autres comme il entendait que les siennes fussent respectées. Qui donc voudrait l'en blâmer?

Mais de Foville n'était pas seulement un homme de science. Il ne vivait pas exclusivement dans les hautes régions de la spéculation économique, statistique ou même sociologique. Il était aussi un homme de goût très fin et d'imagination fertile, un véritable artiste. Le souci de la précision et de la vérité dominait certes toutes ses recherches et toutes ses explications. Mais il pensait que la vérité ne perd rien à être revêtue d'une parure littéraire. Il ne se sentait pas quitte avec le lecteur quand il lui avait donné une exacte description. Il fallait encore, quand la chose était possible, et elle l'était toujours avec lui, que la description fût élégante et colorée.

Sans effort, comme en se jouant, il traitait les sujets les plus ardus, avec esprit, avec bonne humeur, avec agrément (1). Il ressemblait à ces artistes qui savent donner du charme à la peinture du désert. Il excellait, comme son compatriote Pouyer-Quertier, mais avec toute la correction qui manquait à ce dernier, à « vivifier les sujets trop austères et égayer les trop abstraites polémiques » (2).

Son talent d'écrivain se retrouve dans toutes ses œuvres. Mais il s'affirmait, tout particulièrement, semble-t-il, dans les

(1) Ses vœux étaient comblés, c'est lui qui le confesse, si, après avoir feuilleté ses livres, (il s'agit de son livre, La Monnaie), « le lecteur en retirait l'impression que l'économie politique et la statistique elle-même ne sont pas choses aussi arides, aussi maussades, aussi stériles que le prétendent leurs détracteurs. >>

(2) Pouyer-Quertier, p. 9.

écrits de dimensions restreintes, tels que conférences, introductions, articles de revue, éloges ou discours académiques. Ses conférences sur le vin, sur le sucre et le sel, prononcées à Paris, en décembre 1889 et en janvier 1890, devant une réunion d'officiers auxquels on voulait donner quelques notions de statistique ; l'introduction qui précède le premier volume de l'enquête sur l'habitation en France dont il avait été l'organisateur, vers 1892; ses notices académiques sur Georges Picot, Emile Levasseur, Boutmy et Adolphe Vuitry; ses deux articles sur Pouyer-Quertier sont de véritables petits chefs-d'œuvre. Si on prenait la peine de former un recueil anonyme avec un certain nombre de pages choisies, extraites de ses œuvres, on étonnerait singulièrement le plus grand nombre des lecteurs en leur apprenant que l'auteur est un de nos économistes et un de nos statisticiens les plus savants. Parmi les économistes du XIX siècle, nous ne voulons parler que des morts, nous ne voyons guère que Bastiat qui l'emporte sur de Foville, par la vigueur et par l'abondance de la verve. Mais de Foville a plus de charme et plus de finesse que Bastiat, de même qu'il lui était supérieur par l'érudition statistique et par l'ampleur de ses doctrines économiques.

On nous a dit que de Foville adolescent avait cultivé les muses sur les bancs de sa pension de Versailles. Devenu jeune homme et adulte, ce goût ne l'avait pas tout à fait abandonné, mais il ne s'y livrait jamais en dehors de l'intimité des réjouissances familiales et sous la forme de productions éphémères qui disparaissaient une fois lues. C'est tout à fait par exception et sous le choc d'une grande émotion esthétique qu'il voulut, un jour, s'essayer dans le genre noble et sacrifier à la muse de la poésie lyrique. De cette exception l'Institut International de statistique a eu la primeur et la preuve. Mais il est à croire qu'il ne s'en est jamais douté et c'est pourquoi nous pouvons la lui révéler aujourd'hui. Est-il besoin d'ajouter que c'est une gracieuse confidence de sa chère. et digne compagne qui nous permet de le faire ?

La première séance de la première session de l'Institut International de Statistique se tenait à Rome, le mardi 12 avril 1887. Le Président de l'Institut, sir Rawson-Rawson, voulant, comme il le dit lui-même, « se faire comprendre

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par le plus grand nombre de ceux qui l'écoutaient », prononçait, en français, son discours d'ouverture. Ses auditeurs eurent le plaisir de l'entendre célébrer la beauté de la grande cité, dans les cinq vers suivants :

Rome, Rome, la ville éternelle et sacrée

Que de tant de splendeurs les siècles ont parée,
Rome où chacun voudrait vivre, aimer et mourir,
Rome qui, toujours jeune et toujours vénérée,
Du haut de son passé sourit à l'avenir!

Sir Rawson-Rawson n'indiqua pas l'origine de sa citation. Aucun de ses auditeurs n'eut la curiosité de l'interroger à ce sujet. On se concenta d'admirer et d'applaudir, ainsi qu'en témoigne le compte rendu officiel de la session de Rome (1). Mais voici un autre détail curieux qui semble démontrer que le secret confié à sir Rawson-Rawson, ne fut pas trahi par lui. Quelques semaines après la session de Rome, de Foville qui l'avait suivie avec une consciencieuse assiduité, en donnait, dans quatre articles de l'Economiste français, un compte rendu copieux tout empreint de l'émotion que lui avait causée sa première visite à la Ville éternelle (2). Il citait à son tour, les cinq vers qu'avait lus sir Rawson-Rawson. Et, comme ce dernier, par une discrétion trop singulière pour n'être pas voulue, il ne faisait aucune allusion à leur auteur. Personne pourtant ne le connaissait mieux que lui.

Cette trop courte esquisse serait par trop incomplète si nous l'achevions sans ajouter que de Foville unissait aux plus rares qualités de l'esprit, des qualités non moins rares de caractère et de cœur ; sans dire qu'aucun de ses amis ne trouva jamais sa fidélité et son dévouement en défaut, qu'il se plaisait à les servir, à les défendre, à leur prodiguer ses encouragements et ses conseils; sans rappeler enfin, qu'il nous a donné le spectacle d'une vie de famille exemplaire et

(1) V. Bulletin de l'Institut International de Statistique, § 2, 1re livraison, p. 35-43.

(2) Le compte rendu a été reproduit en grande partie par le Journal de la Société de statistique de Paris, de juillet 1887.

que les vertus de l'homme privé furent, en lui, pour le moins, égales aux mérites du fonctionnaire, du savant, du professeur et de l'écrivain.

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Un mot, d'abord, pour caractériser l'œuvre d'Alfred de Foville prise dans son ensemble.

Un des hommes qui l'ont jugée avec le plus de sympathie. et d'indépendance à la fois, a écrit (1): « Il serait exagéré de dire qu'Alfred de Foville ait apporté à la science des contributions nouvelles. » Si notre éminent collègue, M. Charles Gide qui s'exprime ainsi, entend par là qu'Alfred de Foville n'a pas fait faire un pas décisif à l'économie politique et à la statistique, qu'il ne les a enrichies d'aucune de ces vues nouvelles qui marquent une époque de leur empreinte, nous en tombons volontiers d'accord avec lui. Mais où sont-ils et combien sont-ils, de notre temps, les hommes dont on puisse dire, qu'après eux, la science économique n'est plus ce qu'elle était avant? Où est l'inventeur d'une méthode qui, brisant d'un seul coup les vieux cadres dans lesquels la pensée avait évolué jusque-là, ouvre aux recherches des horizons nouveaux ? Où est l'homme à l'esprit assez puissant pour mettre en relief, dans la foule confuse des idées lancées avant lui, celle qui deviendra la donnée maîtresse de la science renouvelée? Ils ont toujours été très rares dans le passé. Il est à croire qu'ils le seront plus encore dans l'avenir. Ils seront de plus en plus rares, à cause des progrès même des sciences sociales, en général, et de l'économie politique en particulier, à cause de l'accroissement incessant du volume et de la complexité des faits qui forment leur objet, à cause de la variété des recherches qu'elles exigent et de la masse formidable de matériaux que ces recherches font apparaître tous les jours, à cause, enfin, de leur expression théorique qui sera sans doute toujours moins parfaite que celle des sciences, de la nature.

(1) Revue d'Economie politique, juin-juillet 1913, p. 337.

Les sciences de la nature compteront peut-être encore ces découvertes géniales qui les font progresser par bonds, en apparence tout au moins. Leur objet, si vaste qu'il soit, est infiniment moins changeant et moins complexe aussi que celui des sciences sociales. Elles peuvent retrouver un PASTEUR ou un BERTHELOT. Il en va tout autrement pour les sciences sociales. Leur élaboration plus difficile et plus lente que celle des sciences naturelles, offre une place de plus en plus restreinte à l'influence prédominante de l'individu; elle tend à devenir de plus en plus une œuvre collective. Mais, si, dans l'armée d'ouvriers, par le labeur desquels cette œuvre est accomplie, personne ne peut se flatter d'être un créateur, il reste permis à quelques-uns de se distinguer par l'éclat et même par l'originalité des services rendus.

C'est justement le cas d'Alfred de Foville.

Des juges très compétents, ses amis et ses admirateurs sincères, se sont accordés à voir en lui un statisticien avant tout (1) et ont cru trouver là le trait caractéristique dominant de son

œuvre.

Tel n'est pas notre sentiment.

De Foville a été plus et mieux qu'un statisticien. Il a été à la fois et à un égal degré, économiste et statisticien. Il a commencé par être économiste. Il le devint sans doute en faisant ses études de droit, à Paris, de 1864 à 1866, et en préparant le concours qui devait lui ouvrir, en 1866, les portes du Conseil d'Etat.

Rien n'autorise à dire, on pourrait même affirmer le contraire, qu'il s'est laissé conduire vers la statistique, en obéissant à une sorte d'inclination de sa nature. La statistique a toujours été pour lui un instrument et non un but.

Pourquoi, cependant, à la différence des économistes qui se contentent le plus souvent d'utiliser les chiffres réunis par

(1) C'est l'avis exprimé par M. Payelle, premier Président de la Cour des Comptes, dans son discours du 21 mai 1913 (Journal Officiel du 22 ami 1913); par M. André Liesse (Journal des Débats, 16 mai 1913); par M. Arnauné (Annales Sciences Politiques, juillet 1913, p. 149 et sq.); et M. Gide ne s'en éloigne guère, quand, dans la notice nécrologique citée plus haut, il trouve que le principal mérite d'A. de Foville a été: « d'avoir admirablement su utiliser et surtout su rendre utilisa bles pour tous les chiffres se référant aux questions du jour. »>

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