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au Conseil d'Etat l'avait fait appeler à Rouen pour y remplir les fonctions de commissaire du Gouvernement près le Conseil de Préfecture de la Seine-Inférieure. C'est là que la guerre le surprit, la guerre de 1870, « avec ses revers et ses hontes » (1). Et le voilà, au milieu de l'une des crises les plus terribles que la France ait jamais traversées, lancé dans une direction nouvelle bien différente de celle qu'il avait choisie.

Il avait 28 ans. Il s'engagea dans l'artillerie de la garde mobile de la Seine-Inférieure. Il dut, en qualité d'adjudant, y concourir à la mobilisation et à l'instruction des recrues. On sait avec quelles difficultés cette double opération fut accomplie, en 1870. Il paraît cependant qu'elle se fit assez bien dans la Seine-Inférieure. De Foville nous l'a décrite, dans une page émouvante.

Nous n'oublierons jamais, dit-il, l'impression profonde que nous avons éprouvée le jour, où, au lendemain de nos premières défaites, en août 1870, il nous fut donné de concourir, sur une plage normande, à la mobilisation des enfants du pays. Ils ne riaient pas ; ils ne chantaient pas ; ils n'avaient pas mis de rubans à leur chapeau comme font ailleurs les conscrits. Ils arrivaient un à un de la campagne, graves et muets, mais soumis et résignés. Pas un ne manquait à l'appel, et si, parfois, pendant nos marches, quelques-unes de ces têtes blondes se détournaient un instant, pour chercher à l'horizon la fumée du toit paternel ou le clocher du hameau natal, tous apportaient à l'exercice une telle volonté de bien faire, que les vieux officiers qui nous aidaient à les instruire en étaient surpris et émus. Nous entendions un de ces artilleurs improvisés répéter, sans le savoir et presque en termes identiques, le mot charmant de Théophile Gautier : « On bat notre mère, c'est bien le moins que nous allions la défendre. » Et le pesant accent cauchois avec lequel ce paysan illettré se faisait l'écho inconscient du plus raffiné des poètes, ne rendait pas l'image moins touchante. >>

Veut-on savoir où de Foville a déposé ce souvenir de jeunesse? Cela surprendra sans doute. C'est dans le dernier

(1) POUYER-QUERTIER. Brochure formée par deux articles du Correspondant (1911), p. 20.

chapitre de son livre Les transformations des moyens de transport, page 449. Ce chapitre, qui sert de conclusion et de couronnement à l'ouvrage, est rempli de larges considérations philosophiques et humanitaires qui n'ont qu'un rapport un peu lointain, mais qui ont cependant un rapport avec les progrès des moyens de transport. Comment la page que nous venons de citer a-t-elle pu y prendre place? Il serait peutêtre imprudent d'affirmer qu'elle y est autrement qu'à titre de hors-d'œuvre. Mais il y a des hors-d'œuvre d'une telle qualité qu'ils sont toujours à leur place.

La guerre durait encore, quand il fut ramené à la Préfecture de la Seine-Inférieure par le préfet du 4-Septembre, un vieux républicain du nom de Desseaux, que les électeurs de Rouen avaient préféré à Pouyer-Quertier, aux élections de 1869, « Un vieil avocat du cru, homme estimable, mais pas très fort et déjà fatigué », c'est de Foville qui nous le dépeint ainsi, dans ses souvenirs et documents sur Pouyer-Quertier, p. 10. « Cet homme déjà fatigué », ce préfet républicain fut évidemment bien inspiré, en osant appeler auprès de lui notre auditeur au Conseil d'Etat de l'Empire. Mais un autre homme le fut peut-être mieux encore. C'est Pouyer-Quertier.

Devenu ministre des Finances, le 25 février 1871, par la grâce de M. Thiers, Pouyer-Quertier avait pris pour chef de son cabinet, M. Ruau, chef de bureau à la Direction générale des Contributions indirectes. De Foville a hautement rendu justice au « fonctionnaire sérieux et instruit » qu'était Ruau. Mais il n'a pu s'empêcher d'ajouter que Pouyer-Quertier avait beaucoup de peine à s'accommoder de son caractère froid, de son goût pour la temporisation et la critique négative (1).

Pouyer-Quertier voulut le doubler d'un sous-chef d'un autre tempérament et d'une autre envergure. Il avait connu de Foville commissaire du Gouvernement près le Conseil de Préfecture, à Rouen, avant 1870. C'est à lui qu'il s'adressa,

(1) POUYER-QUERTIER, p. 15. A côté de Ruau qu'il devait remplacer, à la Monnaie, c'est aussi au Cabinet de Pouyer-Quertier que de Foville rencontra un homme qui devait être, plus tard, à l'Institut notamment, un de ses meilleurs et plus chers amis, M. René Stourm, inspecteur des finances dont « le ministre utilisait l'expérience déjà grande ».

au début de juin 1871. Il ne lui gardait pas rancune d'avoir collaboré avec son ancien adversaire, le préfet Desseaux.

Un pareil choix était tout à l'honneur de celui qui le faisait et de celui qui en était l'objet. Le Ministre n'eut pas à s'en repentir. Il trouva dans Alfred de Foville le plus intelligent et le plus utile des collaborateurs, le plus dévoué, le plus digne de confiance. Et quant à ce dernier, comment l'aurait-il regretté? Sa carrière était fixée désormais. Il appartenait au Ministère des Finances. La maladie et la mort devaient seules l'en séparer, 42 ans plus tard.

Mais ce qui importait davantage encore, c'est qu'une voie nouvelle s'ouvrait à son activité scientifique ; une voie féconde dans laquelle il devait tout naturellement acquérir une expérience politique et financière, économique et statistique vraiment incomparable. Dans la seule période de 10 mois qu'il passa auprès de Pouyer-Quertier, dans l'amoncellement des problèmes de toute sorte, que posait, à chaque instant, «< cette effroyable et merveilleuse liquidation de la Révolution, de la Guerre, de l'Invasion, de la Commune » (1), et à la solution desquels il prenait une grande part personnelle, il put voir et apprendre plus qu'il n'eût pu le faire en 10 années de période normale.

En voici, entre bien d'autres qu'il serait facile de trouver, une preuve qui ne manque pas d'intérêt pour les statisticiens. Il avait accompagné son ministre à Versailles et il assistait, avec lui, à la séance de l'Assemblée Nationale, le 22 décembre 1871. L'économiste Wolowski était à la tribune. « L'étude des éléments de la fortune publique de la France, disait Wolowski, porte à la croire comprise entre 150 et 200 milliards de francs. » Personne ne peut le savoir, interrompait le Président de la République. « C'est pour cela, reprenait l'orateur, d'un ton conciliant, que je mets une marge de 50 milliards » et, Thiers, tout en colère : « Vous en pourriez mettre une de 500 milliards. » De Foville entendit ce bref dialogue. « Il y avait là, dit-il, comme un défi porté à la statistique financière. Nous n'avons pas voulu qu'il restât sans réponse; et d'autres recherches nous mettaient bien

(1) POUTER-QUERTIER, p. 13.

tôt en mesure de recommander, pour l'évaluation des richesses nationales, une méthode nouvelle. » Telle est l'origine de sa méthode dite de l'annuité successorale (1).

Pouyer-Quertier fut forcé de donner sa démission, le 5 mars 1872. La dernière journée qu'il passa au Ministère des Finances fut aussi la dernière passée par de Foville dans le Cabinet du Ministre.

Il faut lire le récit émouvant et pittoresque qu'il nous en a laissé (2). Mais tandis que Pouyer-Quertier quittait le Ministère pour n'y plus revenir, de Foville y subissait un simple déplacement. Du Cabinet du Ministre il passait à la Direction du Personnel, en qualité de sous-chef de bureau.

Après l'écrasant et fiévreux labeur des 10 mois qu'il venait de vivre, son nouveau service lui parut facile à remplir. Il en profita pour composer son mémoire sur les Variations des Prix, qui fut couronné par l'Institut, en décembre 1873, et pour commencer sa collaboration régulière à l'Economiste français.

Il en profita aussi pour se marier. On nous permettra de mentionner ici cet événement d'un ordre très différent de ceux dont nous venons de parler, mais qui a été aussi un événement capital, le plus heureux de tous, sans nul doute, dans la vie d'Alfred de Foville, et dont l'action sur son œuvre scientifique, pour être difficile à analyser, n'en a pas moins été très profonde.

Son mariage avec Mlle Jeanne Hennequin fut célébré à Boulogne-sur-Mer, le 30 décembre 1873. Mme de Foville a gardé le souvenir vivant de la joie avec laquelle son heureux fiancé vint, un soir, déposer dans la corbeille de noces, la

(1) Cette origine a été révélée par lui-même dans son article sur la Richesse en France, publié, en avril 1906, dans la Revue économique internationale; mais ce détail semble être resté inaperçu.

(2) Pouyer-Quertier, Souvenirs et documents, par A. DE FOVILLE, p. 51-53. On y voit de Foville présentant à son chef qui voulait contresigner, jusqu'à la dernière, les traites que l'Allemagne attendait pour donner quittance des deux premiers milliards de l'indemnité de guerre; puis, quand la dernière signature fut sèche, vers une heure du matin, le ministre ne voulant plus coucher dans le Palais du Louvre et se retirant, après avoir confié à de Foville la garde d'une cassette contenant 300 millions de francs.

couronne décernée par l'Institut à son mémoire sur les Variations des Prix.

En 1876, Léon Say était redevenu Ministre des Finances. Ce maître dans l'art de connaître les hommes et de les bien employer eut l'idée d'appeler de Foville auprès de lui. Il le nomma successivement sous-chef et chef-adjoint de son cabinet, le 29 mars et le 1er juin 1876. Mais il voulut faire mieux, il voulut lui confier une fonction où il pourrait mettre pleinement au service de l'Etat et au service de la science sa lumineuse intelligence et les trésors d'expérience qu'il avait acquis, au contact des événements, de 1870 à 1872. L'idée fut réalisée dans le budget de 1877, par l'ouverture d'un crédit de 30.000 francs pour la création, au Ministère des Finances, d'un bureau de statistique et de législation comparée. Alfred de Foville fut chargé de la direction de ce bureau, à partir du 1er janvier 1877. Cette création, si modeste en apparence, et cette nomination doivent compter parmi les mesures les plus fécondes qu'ait peut-être jamais prises un Ministre des Finances. Elles sont dignes de celui qui a été le plus grand de nos Ministres des Finances depuis 1870.

Nous reviendrons un peu plus loin sur l'œuvre de ce bureau qui s'est confondue, pendant seize ans, de 1877 à 1893, avec l'œuvre même d'Alfred de Foville. Disons ici seulement que, grâce à lui, les résultats ont dépassé les espérances qui avaient dicté la mesure inscrite dans le budget de 1877. On a pu croire, pendant longtemps, que de Foville et le bureau de statistique et de législation comparée ne faisaient qu'un. Du moins ne pouvait-on concevoir le bureau sans de Foville à sa tête. Mais on ne pouvait, en vérité, condamner notre ami à finir sa carrière dans un poste de chef de bureau. N'était-ce pas déjà trop que de l'y avoir laissé jusqu'à 50 ans passés, alors qu'autour de lui commençaient à foisonner les directeurs et même les directeurs généraux ayant à peine atteint la quarantaine? Si notre hiérarchie administrative avait été plus souple, on l'aurait fait avancer sur place, suivant la formule et suivant l'usage que l'on trouve en d'autres pays. On lui aurait conféré le titre de directeur ou même de directeur général, il n'était inférieur à aucun, et on l'au

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