ALFRED DE FOVILLE (1) Alfred de Foville s'est éteint à Paris, le 14 mai 1913, à l'âge de soixante-dix ans, après une longue maladie dont l'issue, depuis quelques mois, était trop clairement entrevue par luimême et par la tendresse dévouée de sa famille. Ce n'est pas au lendemain de sa mort qu'on peut, semble-t-il, mesurer la perte qu'elle cause aux sciences dont il était depuis longtemps un des maîtres incontestés. La profusion et la diversité de ses travaux, l'ordre dispersé dans lequel ils se présentent à nous s'y opposent. Tout ce qu'on peut dire, c'est que sa mort fait un vide immense parmi les économistes et les statisticiens français et même parmi les économistes et les statisticiens étrangers dont il avait conquis l'estime par la richesse de ses informations, la largeur et l'indépendance de ses doctrines aussi bien que par sa courtoisie et son esprit. Nous voudrions pourtant essayer, dès aujourd'hui, de résumer et de juger son œuvre. Beaucoup penseront sans doute que l'entreprise est prématurée et, qu'à la tenter ainsi, on risque d'en aggraver singulièrement la difficulté. A. de Foville a laissé des manuscrits importants et de nombreux cahiers où l'on trouve, en des notes détaillées, toute la substance de ses cours du Conservatoire des Arts et Métiers et de l'Ecole des Sciences Politiques. Pourquoi ne pas attendre que tout cela ait pu être lu, classé et dépouillé ? Nous sommes tout à fait de cet avis. Mais comment ne pas faire taire nos scrupules devant le dé (1) Est-il besoin de rappeler que de Foville a publié, dans cette Revue au cours des dix dernières années, quelques-unes de ses plus fortes études sur la Richesse de la France, sur l'Impôt et sur la Statistique? REVUE POLIT., T. LXXVIII. 25 sir exprimé par le Conseil de la Société de Statistique de Paris et par le bureau de l'Institut International de Statistique; par ce Conseil et par ce bureau dans lesquels, pendant si longtemps, de Foville tint une si grande place (1)? Aussi bien, si, en dépit de notre bonne volonté, notre étude reste incomplète, si les conclusions en doivent être révisées, nos confrères voudront bien se souvenir que notre excuse est, en partie du moins, dans le trop confiant appel qu'ils nous ont adressé. Comme il arrive pour beaucoup de savants et d'écrivains, Alfred de Foville est de ceux dont l'œuvre se laisserait mal comprendre à qui ne connaîtrait pas l'homme et sa vie. Parlons donc un peu de l'homme et de sa vie avant de parler de ses écrits. De Foville, est né à Paris (2). C'est, à l'en croire, un fait qui mérite d'être noté, car, « pour ceux qu'on appelle les Parisiens et pour les académiciens en particulier, dit-il, dans sa belle notice sur Georges Picot (3); c'est presque une originalité que de ne pas être né en province. >> De Foville a dû cette originalité à la résolution prise un jour par son père, le Dr Achille de Foville, de quitter le pays de Caux d'où sa famille était originaire (4) et où il exerçait la médecine, pour venir se fixer à Paris. Le D' Achille de Foville, né en 1799 et mort en 1878, était (1) N'est-il pas naturel que l'Institut International de Statistique n'ait pas voulu attendre sa session de 1915 et ait voulu profiter de celle qu'il a tenue, à Vienne, en septembre 1913, pour rendre hommage à son vice-président qui était en même temps l'un de ses fondateurs. (2) Le 26 décembre 1842. (3) Académie des Sciences Morales et Politiques, séance publique du 4 décembre 1909, p. 86). Levasseur était, lui aussi, né à Paris. (4) La famille de Foville tire son nom d'une petite localité située près d'Evreux. Un de Foville s'établit vers 1300, à Tennemare, paroisse d'Escrainville, entre Goderville et Etretat. Un de ses descendants se fixa, vers 1500, à Saint-James d'Aliermont, à 18 kil. de Dieppe. Et c'est là que vécut la famille, d'une vie simple et rustique, jusqu'au début du XIXe siècle. un aliéniste des plus distingués, auteur d'ouvrages sur le cerveau qui furent classiques. Après avoir été médecin de l'asile des aliénés de la Seine-Inférieure, il était, en dernier lieu, médecin principal de l'asile de Charenton. En décembre 1842, au moment de la naissance d'Alfred, il habitait rue de Lille, non loin du Palais-Bourbon et tout près de la rue de Bellechasse où Alfred lui-même devait mourir. Il faisait un peu de clientèle, pendant les loisirs que lui laissait son service à l'asile. Ce n'est pas lui, absorbé qu'il était par sa profession, qui exerça l'influence décisive sur la formation morale et intellectuelle de son quatrième enfant. A. de Foville a été élevé par sa sœur aînée. Celle-ci avait dix-sept ans de plus que lui. Elle avait épousé un professeur, M. Censier, qui dirigeait, avec la collaboration d'un abbé Paris, une maison d'éducation à Versailles. C'est dans cette maison, où il eut pour camarade le Comte Albert de Mun, qu'A. de Foville fit toutes ses études secondaires. Ses dons naturels plus encore que le zèle de ses maîtres les lui rendirent faciles. Il avait, tout jeune, une verve et une imagination peu communes. Quand son professeur de rhétorique, après avoir donné un sujet de composition française ajoutait, ce qui était assez fréquent « De Foville, vous le traiterez en vers », le jeune écolier ne se faisait, dit-on, jamais prier. Reçu bachelier en octobre 1859, A. de Foville voulut entrer à l'Ecole Polytechnique et il s'y prépara dans une pension religieuse tenue alors par les Carmes. Ce choix lui fut-il inspiré, comme l'a donné quelquefois à penser sa virtuosité de statisticien, par un goût particulier pour les chiffres et pour les mathématiques? Ce n'est guère vraisemblable. Livré à lui-même, il paraissait devoir incliner plutôt vers la culture littéraire que vers la culture scientifique. Ce qui est vrai, c'est qu'il était assez bien doué pour exceller également dans les sciences et dans les lettres. Mais tout en gardant pour sa sœur Mme Censier, une vénération quasi-filiale, il subissait, à cette époque de sa vie, l'influence de son frère Paul qu'il aimait tendrement et pour lequel il eut toujours une affection profonde. Or, l'abbé Paul de Foville, le futur professeur au collège Saint-Sulpice, n'avait pas été seulement un brillant oratorien, élève du père Gratry, il avait été aussi, comme ce dernier, un brillant polytechnicien. A. de Foville voulut, en ceci, imiter son frère. Voilà l'explication très simple de sa résolution. Entré à l'Ecole en 1861, il en sortit, le 42°, en 1863. Il fut nommé ingénieur télégraphiste et envoyé, en cette qualité, à Rouen, la capitale de son pays d'origine. Mais les fonctions d'ingénieur télégraphiste lui parurent bien étroites et d'une technicité un peu rebutante. Elles ne réussirent pas à le conquérir. Il les abandonna après les avoir remplies pendant quelques mois seulement; et même, il renonça définitivement aux diverses carrières que peut ouvrir la culture donnée par l'Ecole Polytechnique. Mais qu'allait-il faire? Il y eut là, dans sa vie, de 1863 à 1866, un moment d'hésitation. Il s'inscrit à la Faculté de Droit de Paris, le 11 avril 1864 et il y conquiert très brillamment le diplôme de licencié en droit, en août 1866. Sur les quatre examens qui sanctionnèrent ses études, il obtint trois fois une note dont la Faculté de Droit de Paris n'a jamais été prodigue, la note éloge; et on relève parmi les noms de ses examinateurs, ceux de maîtres, tels que Valette, Vuatrin, Bufnoir, qui ne passaient pas précisément pour pécher par excès d'indulgence. Cela ne l'empêchait pas d'entrer en même temps à l'Ecole des Chartes et d'y passer une année. Il songea, un instant, à l'Ecole des Beaux-Arts, vers laquelle il était attiré par le vague désir de devenir architecte. N'allait-il pas être victime de la variété de ses dons naturels et de la facilité avec laquelle il pouvait réussir dans les situations les plus diverses (1) ? Il avait aussi, par bonheur, tourné ses regards vers le Conseil d'Etat et, finalement, c'est à lui qu'il donna la préférence. Il prit part au concours de l'auditorat, à la fin de 1866, et y fut reçu quatrième. Il faut avouer que le Conseil d'Etat ouvrait, à cette épo que, des horizons bien faits pour séduire un débutant de sa va (1) Il se rappelait, sans doute, ces heures d'incertitude quand il écrivait, en 1889, dans son introduction aux Euvres choisies de Bastiat (p. 4): « Pour les jeunes gens qui ont des aspirations élevées, c'est une heure critique que celle où, quittant le monde idéal que les livres leur avaient ouvert, il leur faut prendre pied dans le monde réel. » leur et de sa largeur d'esprit. Peut-être songeait-il, du haut de sa vingt-troisième année, à son grand ancien, le polytechnicien Adolphe Vuitry, qui, lui aussi, avait dit adieu, avant même de les avoir abordées, aux carrières dont l'Ecole ouvre les portes et qui, trente ans plus tard, en 1864, devenait le Ministre présidant le Conseil d'Etat. Qui sait si la bifurcation d'Adolphe Vuitry n'a pas contribué à déterminer celle d'Alfred de Foville? On pouvait, en tout cas, appliquer à ce dernier ce qu'il disait, le 7 décembre 1912, de son illustre prédécesseur, en le faisant revivre devant l'Institut : « Et puis, le froid langage des sciences exactes n'était pas le seul qui lui fût familier (1). Tout, dans ce grand corps du Conseil d'Etat, semblait convenir à de Foville la hauteur de sa mission administrative et politique, il collaborait à cette époque, à la préparation des lois; « cette indépendance respectueuse », mais ferme, dont Vuitry faisait déjà, en octobre 1864, comme la devise de la haute Assemblée; l'allure « centre gauche des conversations qui se tenaient, entre deux séances, sous les arcades de la Cour du Palais d'Orsay, c'est de Foville lui-même qui nous en a fait la confidence (2); tout, jusqu'à ce Palais lui-même, que le Conseil occupait de moitié avec la Cour des Comptes et dont il nous a si bien décrit les ruines lamentables qui attristèrent, pendant vingt ans, la perspective du Quai d'Orsay (3). Mais si de Foville avait trouvé sa voie, les événements ne devaient pas lui permettre de la suivre. Son titre d'auditeur (1) Notice sur la vie et les travaux d'Adolphe Vuitry, 7 déc. 1912, p. 7. C'est la place d'Adolphe Vuitry que de Foville a occupée et l'Institut, dans la section d'économie politique, de statistique et finances. (2) Notice Adolphe Vuitry, p. 12. (3) Notice Adolphe Vuitry, p. 9. «La nature, dit-il, avait fait de son mieux pour dissimuler aux yeux des Parisiens un trop lugubre décor. Aux pieds des murs calcinés elle avait semé des arbres, comme on sème des fleurs autour d'un tombeau, et les abords de l'ancien monument avaient fini par ressembler à la lisière d'un bois. La botanique comptait là par centaines les essences végétales et les oiseaux y faisaient leurs nids dans les branches. C'étaient pour les passants une vision saisissante, et il s'en dégageait surtout une indicible mélancolie pour ceux qui, avant la guerre, avaient eu leur place marquée dans ce défunt palais ». |