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d'origine bourgeoise, se sont inspirées tantôt de Proudhon, tantôt de Fourier, et sont souvent contradictoires entre elles la plupart, au surplus, ont été actuellement abandonnées par les plus brillants de leurs derniers auteurs (1). M. Leroy reprend et analyse ces théories et tâche en vain d'en tirer quelque chose de consistant. Il est obligé lui-même, dans sa conclusion, de parler souvent de << rêves », de survivances qui s'imposent, d'illusions. Il persiste cependant dans sa confiance d'avenir en « cet essai d'institution d'une administration de la production sans mattres étrangers au travail, presque sans délégués, sans fonctionnaires inamovibles, cette volonté de faire reposer l'ordre public sur le seul effort concerté des travailleurs associés, cette vie violente et laborieuse des syndiqués asservis volontairement à un redoutable statut révolutionnaire. >>

Pas une fois M. Leroy, qui aperçoit avec netteté beaucoup d'objections de détail, ne se demande s'il n'y a pas au pied de l'édifice chancelant et déjà presque ruiné du syndicalisme théorique, une brèche fondamentale et qui explique et perpétue sa fragilité à savoir l'opposition essentielle qui existe entre les faits réels (nature des choses et nature des hommes) et le principe du syndicalisme.

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Pas une fois il ne se pose la question de la réalité de cette lutte de classes inévitable entre deux partis, l'un soi-disant serf, l'autre seul bénéficiaire du régime capitaliste, qui est à la base de tout le système. Ce premier postulat n'est nullement accepté par ceux qui étudient sans parti-pris notre évolution sociale. Les faits consciencieusement interprétés protestent hautement contre le dogme de la lutte de classes, inévitable et fatale. Ils protestent contre la prétendue mise en pratique exclusive du principe syndical par le prolétariat manuel, alors que (M. Leroy lui-même le signale), les syndicats renferment autant d'employés, de petits bourgeois, de petits négociants, de petits propriétaires, et même de littérateurs ou d'artistes, que d'artisans proprement dits ou de serfs de l'usine.

Les faits encore protestent contre le rôle de simples oppresseurs qu'on attribue aux entrepreneurs, sans tenir aucun compte de la tâche de direction, d'impulsion et de combinaison, sans lesquelles toute œuvre humaine collective est restée jusqu'ici stérile (2). Ils protestent contre la vertu miraculeuse qu'on prête

(1) Notamment MM. G. Sorel et Berth.

(2) C'est un des points sur lesquels l'aveuglement des syndicalistes ou amis du syndicalisme est le plus extraordinaire, s'il est sincère. « Les ouvriers revendiquent la direction de la production, écrit M. Leroy... Leur

à l'association professionnelle, sans se préoccuper de ce qu'il y a de confusion sous ces mots, confusion qui a créé et crée des difficultés de tout genre, et qui suffit à ébranler tout l'édifice syndicaliste.

Cette dernière confusion n'a pas échappé à M. Leroy. Elle se rattache comme il le montre bien, à l'évolution profonde qui s'est réalisée dans la production industrielle, qui a presque partout noyé l'ancien métier dans l'organisation d'usine ou la division du travail, même à domicile.

« Le groupement des professions est une question très vivement débattue entre ouvriers, écrit M. Leroy, les uns tenant pour l'agglomération la plus étendue, les autres pour la plus grande spécialisation: c'est la lutte entre syndicats d'industrie et syndicats de métier, lutte qui s'étend aux Fédérations divisées elles aussi par les mêmes difficultés de classement. Ces difficultés résultent de l'évolution de l'industrie moderne... Aux Etats-Unis, a écrit M. Latapie, délégué des ouvriers métallurgistes de Besancon, il n'existe presque plus de professions; il en sera bientôt de même en France... L'organisation syndicale se trouve, de ce fait, très différente de l'organisation des corporations de l'ancien régime. » M. Leroy y trouve certains avantages, par exemple, la suppression de l'ancien esprit de corps trop étroit, et trop exclusif; mais que devient dans ces conditions, la fameuse solidarité professionnelle, source des vertus miraculeuses du syndicalisme? « La communauté de profession, écrivait M. Paul Boncour, crée entre ceux qui l'exercent une dépendance réciproque, une solidarité réelle et positive. « Un lien particulièrement étroit, affirme de son côté M. Duguit, existe entre les hommes qui accomplissent un même ordre de besogne. Cela constitue une série de classes. » Encore faut-il pour cela que la base de l'organisation professionnelle, c'est-à-dire la communauté d'occupations soit respectée; mais qu'en reste-t-il dans les groupements d'industrie qui comprennent 50 ou 100 métiers, ou dans ces fédérations régionales et territoriales d'où le côté professionnel a complètement disparu? « Je viens d'apprendre, écrit M. V. Griffuelhes dans la Bataille syndicaliste, du 27 janvier 1913, que les conseils syndicaux des métaux se réunissent pour réaliser leur fusion; celle-ci faite, les milliers de travailleurs de la métal

compétence, c'est-à-dire leur supériorité technique et administrative décidera du succès... » Mettez cent compétences techniques et administratives ensemble. Sans une impulsion et une direction centrale unique, elles ne feront rien de bon.

lurgie de la Seine seraient entassés dans la même organisation. Le mécanicien de précision rencontrerait le soudeur-boîtier, l'ajusteur marcherait sur les pieds du fabricant de compteurs, le ciseleur bousculerait le fabricant de pommes d'arrosoirs ou de casseroles. Et dans ces « saturnales », ces prolétaires puiseraient une force nouvelle et accompliraient de grandes choses! Tout cela au nom de l'Unité, avec un grand U... Ne nous y trompons pas qu'est la Fédération des métaux ? Une Fédération comprenant des industries: automobile, construction maritime, mécanique générale, etc. Le résultat? Absence complète de toute action corporative d'ensemble. Le lien professionnel ne saurait exister entre ces diverses catégories... >>

Telle est la réalité du mouvement syndicaliste qui entraîne toute l'organisation bien loin, non seulement du but indiqué par le législateur à courtes vues de 1884, mais des desseins de plusieurs de ses promoteurs les plus actifs et les plus brillants. Par le syndicat d'industrie substitué au syndicat de métiers, par les Fédérations régionales, par les Bourses du Travail, il aboutit forcément ou à une vaste organisation de lutte pour les intérêts immédiats des salariés, quelle que soit, d'ailleurs, leur spécialité -organisation qui peut être légale et même, dans certains cas, légitime, mais qui ne répondrait en rien aux conceptions corporatives et professionnelles anciennes (1), restées présentes encore à quelques esprits qui ne s'aperçoivent pas du désaccord profond des faits avec la vieille théorie; ou à une grande machine révolutionnaire, comme la C. G. T., qui, au moyen de la grève générale, de l'anti-militarisme, de la perturbation des services publics, cherche simplement à désorganiser l'Etat pour élever sur ses ruines une nouvelle Commune socialiste.

(1) Celle des anciennes corporations comprenait au premier rang le désir d'assurer la loyauté de la fabrication, de donner des garanties aux consommateurs.

«La loi a érigé des corps de métiers... pour prévenir les fraudes en tout genre », écrivaient encore en 1789, les tapissiers d'Orléans.

Aujourd'hui, ce point de vue a presque complètement disparu du programme effectif des syndicats, c'est la conséquence forcée du manque d'homogénéité des groupements soi-disant professionnels.

Le mouvement qui s'est produit en France se réalise très vite en ce moment en Angleterre et en Irlande où le Larkinisme, d'après le nom de son promoteur, cherche à passer par-dessus les Trade-Unions pour organiser les grèves dites de sympathie. « Tout notre système de TradeUnions est pourri jusqu'à la moëlle », s'écriait récemment James Larkin, dans un meeting à Manchester.

M. Leroy a une tendance manifeste, sinon toujours à approuver, du moins à excuser, à expliquer, à atténuer les mesures d'oppression si souvent abominables par lesquelles les premières de ces organisations, celles de lutte pour les intérêts immédiats des salariés, cherchent à assurer leur succès. « L'obligation de solidarité », pour lui, couvre tout, et il cherche à démontrer que la société n'existe pas sans créer des obligations réciproques, que ce sont ces liens qui retiennent la société, empêchent sa dispersion, au mieux de sa grandeur et de son raffinement, etc. « Où n'irait-on pas avec des raisonnements de ce genre?» On pourrait démontrer, grâce à eux, que l'esclavage est l'idéal d'une société solidaire. Les accords volontaires, ce que Spencer appelle le régime du contrat, étaient jusqu'ici considérés comme constituant le vrai progrès social par rapport au régime de contrainte. On est en train de transformer tout cela. C'est ce que M. Leroy appelle: « Le changement de caractère de la liberté. » La tyrannie syndicale s'analyse pour lui «< en un certain nombre d'obligations par où s'exprime la sociabilité des travailleurs dans leurs rapports entre eux: elle forme, comme la contrainte d'Etat, également une unité juridique ». On voit les conséquences pratiques d'une pareille conception obligation du syndicat, unité de syndicat, généralisation du syndicat, souveraineté du syndicat, exclusion de tout droit effectif des minorités ou des indépendants. Précisément, le contraire de ce qu'avait promis et voulu instituer le législateur de 1884. Cela n'embarrasse pas M. Leroy: «Vis-à-vis de la loi, le syndicat est une association privée dans la dépendance du régime constitutionnel; dans l'esprit de ses membres, il est collecteur d'impôts, législateur, juge et administrateur autonome. Gérant de l'intérêt collectif ouvrier, tuteur de la corporation, le syndicat a la conscience d'être investi d'une véritable souveraineté. « Ce qui ne l'empêchera pas, d'ailleurs, d'être obligé de se courber devant la souveraineté des Fédérations. ni celles-ci de s'incliner devant la C. G. T., car aux yeux de M. Leroy, les obligations des syndicats vis-à-vis des groupements supérieurs sont aussi impératives que celles des individus vis-à-vis des syndicats. Et quand on pense à la façon dont se recrutent, se nomment eux-mêmes, ou à l'aide de « minorités conscientes » et complaisantes, tous ces états-majors successifs pour aboutir au grand pontificat de la C. G. T., on se dit mais M. Leroy n'y insiste pas que si les prétentions du syndicalisme se réalisaient dans la pratique telles qu'elles figurent sur les programmes, manifestes, et autres. écrits que M. Leroy consulte et compulse volontiers, nulle tyran

nie du passé n'aurait été comparable, ni aussi avilissante pour les masses sur lesquelles elle pèserait, que la souveraineté syndicaliste.

Heureusement

et M. Leroy a rarement l'air de s'en douter entre le papier ou les discours de meetings et les faits, il y a une grande distance. Un chapitre manque au livre de M. Leroy, et c'est celui dans lequel il aurait pu et dû recueillir le plus de réalités positives, vraiment contemporaines; ce chapitre, les journaux et les réunions syndicalistes lui en auraient facilement fourni le titre car ils sont pleins du sujet et le nomment par son nom : c'est la « Crise du syndicalisme ». On ne se douterait pas, en terminant la lecture du livre de M. Leroy, que le syndicalisme est, de l'avis même de ses militants, en pleine crise, aussi bien le syndicalisme pratique que le syndicalisme théorique. L'échec des « grèves générales », et des grandes grèves de services publics, l'échec même du 1er mai, sur lequel M. Leroy glisse et qui est cependant un des signes les plus caractéristiques de l'impuissance du socialisme international, appuyé par la C. G. T., les pitoyables discussions des cégétistes entre eux, les accusations par lesquelles ils se démolissent mutuellement (1), les divisions entre socialistes et parlementaires, syndicalistes et anarchistes, la répugnance de la très grande majorité des ouvriers à s'enrégimenter sous la direction d'états-majors dont les ambitions << bourgeoises » sont vite trop visibles, la défaillance des cotisants, les résistances patronales appuyées sur des unions contre les grèves qui ont déjà réuni des ressources importantes, ont été plus fortes que le bluff, qu'un des chefs les plus en relief de la C. G. T. dépeignait comme une des principales forces de la tactique révolutionnaire. Les mauvais syndicats, les syndicats pol:tiques et anarchistes ont empêché ou retardé le développement de syndicats qui, malgré les difficultés d'ordre professionnel que nous avons signalées, auraient pu en s'enfermant dans leurs attributions proprement dites; maintien des salaires, recrutement et organisation de la main-d'œuvre, apprentissage, etc., rendre des services. Un retour en arrière sera-t-il possible? L'institution de 1884 pourra-t-elle, avec certaines modifications dans la loi, ètre ramenée à l'esprit qui a présidé à sa création et qui a été si cruellement démenti par l'expérience? L'avenir le dira. Un ouvrage

(1) Tribune de la Voie ferrée, 15 septembre 1913: « La France est le pays où se fait la plus grande consommation de militants... Ceux qui disparaissent sont écœurés. Etre militant, c'est être en butte aux injures, aux calomnies d'adversaires sans loyauté. La faiblesse du syndicalisme réside en cet état d'esprit déplorable. »>

REVUE POLIT., T. LXXVIII.

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