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Comme les livres étaient coûteux, chaque élève ne pouvait avoir le sien. Le plus souvent, le maître prenait, à tour de rôle, chacun des écoliers, lui déclamait une tirade et la lui serinait mot pour mot, vers par vers, jusqu'à ce qu'il la possédât sans faute.

Les morceaux, que les enfants étaient quelquefois appelés à réciter dans des concours publics, leur restaient gravés dans la mémoire pour la vie entière. Indépendamment du bénéfice moral sur lequel je reviendrai tout à l'heure, ils retiraient de cet exercice un triple avantage.

D'abord ils se perfectionnaient dans la connaissance et le maniement de leur langue, faculté nécessaire sous un régime politique où la parole était maîtresse de tout.

Ensuite, par l'initiation à des rythmes variés, par le charme vite ressenti des mots harmonieux, bien placés ou pittoresques, s'imprimaient en eux les premiers linéaments du goût et du sentiment esthétique.

Enfin, et l'on n'a peut-être pas assez insisté sur ce point, cette lecture approfondie des poètes permettait de combler tant bien que mal les énormes lacunes du programme de l'enseignement et de familiariser, même ceux qui ne devaient pas pousser plus avant leurs études, avec un certain nombre de notions utiles à leur culture générale ou professionnelle. On n'enseignait pas la religion les fêtes publiques, le culte privé suffisaient à en apprendre les rites; mais l'écolier qui avait retenu quelque chose de la Théogonie d'Hésiode, d'un Hymne d'Orphée, d'un ou deux chants d'Homère, n'ignorait ni le nom, ni la généalogie, ni le caractère d'aucune des divinités du Panthéon national. On n'enseignait pas l'histoire; mais celui qui, tout enfant, avait tressailli à la lecture des Perses d'Eschyle ou des élégies de Solon, qui avait fredonné la fameuse chanson à boire en l'honneur des meurtriers du tyran, Harmodius et Aristogiton, celui-là n'oublierait jamais les plus glorieux épisodes de l'histoire de sa grande et de sa petite patrie. On n'enseignait pas la géographie; mais il suffisait d'avoir un peu peiné sur le II chant de l'Iliade ce catalogue des peuples grecs ayant pris part au siège de Troie avec les noms de leurs chefs et l'effectif de leurs vaispour avoir une idée succincte de la géographie de

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la Grèce d'Europe. Les voyages d'Ulysse, commentés par le maître, le dénombrement de l'armée de Xerxès dans la Perséide de Chœrilus de Samos (1), y ajoutaient une esquisse du monde méditerranéen, un aperçu de l'ethnographie de l'Asie et de l'Afrique. On n'enseignait pas, comme le prescrit notre loi de 1882, des notions usuelles d'économie politique, ni l'application des sciences mathématiques, physiques et naturellesi à l'agriculture et à l'hygiène; mais celui qui avait lu et relu ce memento du bon laboureur et ce calendrier rustique, qui s'appelle Les Travaux et les Jours d'Hésiode, en savait peut-être plus sur l'aspect du ciel étoilé aux diverses saisons, sur l'ordre rationnel des travaux agricoles, sur l'hygiène du fermier et de la ferme, sur l'économie domestique et même sur l'économie tout court, que bien des petits Français frais émoulus de l'étude des manuels et pourvus du certificat d'études primaires.

La science a progressé depuis vingt-cinq siècles. L'histoire s'est allongée et étoffée. La terre, mieux explorée, s'est resserrée pendant que l'univers s'élargissait à l'infini. La nature nous a dévoilé beaucoup de ses secrets. Mais est-il certain que la pédagogie ait marché du même pas que la science? Nos écoliers apprennent beaucoup de choses; peut-être les oublient-ils un peu trop vite, parce qu'ils ne les ont pas apprises sous une forme assez concrète, assez familière, assez vivante, ni de la manière la plus propre à les imprimer dans leur mémoire en traits ineffaçables. Il en est de cette précieuse faculté comme de la langue suivant Esope; excellente ou détestable, suivant l'usage qu'on en fait. Les anciens en abusaient peutêtre; je ne sais si nos éducateurs modernes savent en tirer tout le parti qu'elle comporte dans la fraîcheur et la sûreté du premier âge.

L'enseignement musical formait le complément naturel de l'enseignement littéraire. A vrai dire, quoique donné par un autre maître, il n'y avait pas entre eux de démarcation bien tranchée. La poésie grecque renferme en elle-même un rythme musical très accusé et, grâce à l'accent tonique, une sorte de mélodie naturelle. De plus, la plupart des poètes ly

(1) ALEXIS CHEZ ATHÉNÉE; IV, 164.

riques avaient, comme Wagner ou Berlioz, composé euxmêmes les paroles de leurs airs ou, si l'on préfère, les airs de leurs paroles. Ainsi les deux arts étaient réellement inséparables; on ne pouvait goûter pleinement la poésie sans être un peu initié à la musique et réciproquement.

Ajoutez que la musique jouait dans la vie sociale des Grecs un rôle bien autrement considérable que dans la nôtre. Elle était le délassement de tous les gens bien élevés, la parure obligée de toutes les fêtes, le couronnement de toutes les réunions amicales. Si l'on y appréciait les virtuoses, dans tout invité il y avait ou devait y avoir un amateur, capable de payer son écot. Malheur au convive qui ne savait pas, à la fin du repas, faire vibrer la lyre qu'on lui tendait avec une couronne de myrte, ou dont la voix détonnait quand son tour arrivait de chanter un couplet de la cantilène joyeuse ou héroïque !

Aussi l'enseignement musical à l'école n'avait-il pas le caractère un peu factice, un peu surajouté que lui donne chez nous le rôle inférieur, dédaigneusement assigné dans l'éducation aux arts d'agrément.

Le programme, toutefois, n'en était guère chargé. Une élite seule était dressée au chant choral (à l'unisson, bien entendu) et aux danses nobles qui l'accompagnaient; aux autres, le cithariste se contentait d'enseigner le solfège et le jeu de la lyre, c'est-à-dire du plus simple, du plus grêle et du plus indigent de tous les instruments à cordes. Leur instruction était achevée quand ils savaient, en soutenant leurs voix de celle de ce discret compagnon, psalmodier jusqu'au bout, sans trop sortir du ton, un de ces vieux airs patriotiques ou religieux où, à des paroles d'une inspiration élevée, s'associait une mélodie simple et sévère.

A une certaine époque, dans l'espèce de fièvre intellectuelle qui succéda aux triomphes de la guerre de l'indépendance, on était allé plus loin. On avait voulu, dans l'école, compléter l'étude de la lyre et du chant classique par la pratique de cet instrument à vent plus riche, plus expressif, mais plus difficile, que nous appelons la flûte et qui était en réalité une sorte de clarinette à deux tuyaux. Cet engoûment pour l'aulos dura plusieurs années, et les scènes d'intérieur d'école, figurées

par les peintres de vases, nous en ont conservé de curieux témoignages. Mais le bon sens ne tarda pas à reprendre le dessus. Les philosophes dénoncèrent le caractère passionné de la musique de chalumeau, impropre à modeler l'âme de la jeunesse. Les patriotes la tinrent en suspicion parce qu'elle venait d'Asie et parce que les Thébains, rivaux et adversaires d'Athènes, y excellaient entre tous les Grecs. Enfin, le jeune Alcibiade s'avisa un jour que l'usage de cet instrument barbare gonflait les joues, déformait les traits du visage et, chose impardonnable aux yeux d'un peuple bavard, empêchait de parler pendant qu'on s'en servait. Il refusa de continuer ses leçons, toute la jeunesse dorée d'Athènes suivit son exemple, et du jour au lendemain, le chalumeau, déclaré inélégant, fut abandonné aux professionnels et rayé des programmes scolaires. Pour une fois, le snobisme avait rendu service à l'éducation.

III

L'idéal des Grecs a toujours été l'équilibre harmonieux du corps et de l'esprit. Ils n'avaient pas attendu Horace pour mettre en pratique sa célèbre formule : « la santé de l'âme dans la santé du corps ». Aussi la culture physique recevaitelle de la démocratie athénienne une attention au moins égale à celle de l'intelligence. Mais cette culture n'avait pas le caractère brutal et violent que l'on constate chez d'autres peuples de la Grèce. les Spartiates par exemple, qui soumettaient leurs fils dès l'âge le plus tendre à une discipline de fer et à de si rudes épreuves que seuls les mieux constitués parvenaient à les surmonter. L'Athénien, naturellement ennemi de l'excès et de la contrainte, ne s'accommodait pas mieux d'un pareil régime que le génie français n'a su s'accommoder du cricket britannique ou du pas de parade à la prussienne.

Très sagement, on ne commençait l'instruction gymnastique intensive qu'à une époque voisine de la puberté (1), quand l'instruction grammaticale des enfants, presque achevée, leur laissait déjà quelques loisirs et que leurs organes, leurs arti

(1) Celle-ci était fixée à 15 ans. Schol. sur Lucien, Catapl. 1.

culations, suffisamment formés, pouvaient se prêter à la fatigue d'un dressage méthodique. Jusque-là, on se contentait de les assouplir et de les endurcir graduellement, en les faisant lever bon matin, marcher par tous les temps, laver à l'eau froide et s'exercer, pendant les récréations, à des jeux d'adresse en plein air. La balle, le cerceau et les osselets remplaçaient avantageusement les billes et les barres de nos écoliers; on ignorait nos préaux couverts, où l'air circule si malaisément.

L'éducation gymnastique ne se donnait pas à l'école primaire, et la plupart de ceux qui y participaient, âgés de 13 à 18 ans, ne fréquentaient plus celle-ci. Elle avait pour théâtre les palestres, vastes locaux bien aménagés, possédés par des entrepreneurs appelés pédotribes, c'est-à-dire entraîneurs de garçons, qui, la baguette à la main, dirigeaient les exercices, souvent réglés au son du chalumeau, fournissaient le matéreil nécessaire et exigeaient en retour une rétribution assez élevée. Ces exercices étaient principalement la lutte à mains plates, la course de vitesse et de durée, le saut avec haltères, le jet du disque, le tir du javelot. L'équitation, réservée aux enfants des familles riches, exigeant un manège et un professeur spécial, a toujours conservé à Athènes un caractère aristocratique.

Les épreuves de la palestre, savamment graduées, développaient la force en même temps que l'adresse, la souplesse en même temps que le coup d'œil et la présence d'esprit. On évitait d'imposer prématurément à des adolescents la roideur et la monotonie des exercices militaires proprement dits la meilleure préparation militaire est celle qui se pique le moins de militarisme. Le maître de gymnastique ne cherchait pas davantage à faire de ses élèves des athlètes, pas plus que le maître de musique ne voulait faire des siens des virtuoses. On leur interdisait même sévèrement de se spécialiser. Au concours annuel des Panathénées, le prix principal pour les jeunes garçons était attribué à un exercice complexe qui consistait en une combinaison des cinq épreuves préciDes membres sains et alertes, dit M. Paul Girard, prêts pour la guerre et les travaux des champs, une solide constitution, une force discrète, ne se trahissant point par

REVUE POLIT., T. LXXVIII.

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