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pour nous décourager, car ce que ce petit peuple a créé, pendant les deux siècles où il a vécu cette fièvre de liberté et de progrès, contient tant de lumière et de chaleur, qu'après vingtcinq siècles passés, c'est encore de son rayonnement que procède le plus clair de notre idéal et de notre sagesse.

Entre la civilisation d'un peuple et l'éducation que reçoivent ses enfants, il existe une relation si intime que le même mot, paidoia, cultura, désignait, chez les Anciens, l'une et l'autre. Si les générations nouvelles doivent conserver et perfectionner l'œuvre de celles qui les ont précédées, il importe qu'une instruction appropriée les y prépare l'esprit national vit de continuité. Il vaut donc la peine d'examiner comment cette démocratie athénienne, dont l'idéal était si voisin du nôtre, préparait ses enfants à s'assimiler, à défendre, à réaliser cet idéal. Pour nous, Français, qui nous intitulons si volontiers les Athéniens modernes, ce n'est pas là seulement un objet de curiosité, mais aussi de réflexion et, chemin faisant peut-être, d'enseignement (1).

I

Le premier fait qui frappe quand on étudie le système éducatif de la démocratie athénienne comparé au nôtre, c'est, au moins dans ses premiers stades, l'absence presque complète d'intervention de l'Etat. C'est là un trait d'autant plus remarquable qu'il est loin d'être général dans la Grèce antique. Beaucoup de philosophes concevaient l'éducation de la jeunesse comme un service national et réclamaient la main-mise complète de l'Etat sur ce service, du commencement à la fin. Certaines républiques aristocratiques, comme Sparte et les cités crétoises, avaient même mis en pratique une organisation de ce genre. L'éducation de tous les futurs citoyens y était défrayée, dirigée, minutieusement réglée par l'Etat et revêtait parfois les formes d'un internat militaire soumis à une discipline rigoureuse. Enfin, les Athéniens eux-mêmes, à l'époque de leur décadence, ont eu, tout au moins, des écoles

(1) Ai-je besoin de dire ce que l'esquisse qui suit doit de renseignements et de suggestions à la belle, la classique étude de Paul GIRARD sur L'Education athénienne?

supérieures officielles, une sorte d'Université, avec des maîtres salariés par la République.

On ne constate rien de pareil dans l'Athènes démocratique du ve et du Iv° siècle, dans l'Athènes à son apogée de gloire, de puissance et de liberté. Non seulement il n'y a pas alors de monopole d'Etat en matière d'enseignement, mais il n'y a même pas d'enseignement d'Etat d'aucune sorte. La République n'intervient ni dans la construction des écoles, ni dans la nomination ou le traitement des maîtres, ni dans le choix des matières ou des méthodes de leur enseignement. L'instruction est absolument libre, abandonnée à l'initiative privée. C'est une marchandise qui se débite à prix débattu, de gré à gré, comme toutes les autres. On n'exige même des maîtres aucun diplôme officiel, aucune preuve de capacité spéciale. Enseigne qui veut, comme il veut. C'est aux familles à savoir distinguer entre les ignorants et les habiles, à donner ou à retirer la confiance qui fait le gagne-pain des instituteurs. Ceux-ci sont, en effet, des gens de condition modeste, parfois des naufragés de l'existence; ils vivent de la rétribution scolaire, d'ailleurs modique, environ 20 francs par

an que leur apporte, à la fin de chaque mois, le père de famille ou, plus souvent, la maman.

Seuls les fils des citoyens morts sur le champ de bataille au service de la patrie ont droit à l'instruction gratuite, donnée aux frais de l'Etat (1). Mais n'entendez pas qu'il existe pour eux des écoles spéciales, analogues à notre Prytanée de la Flèche ou aux maisons de la Légion d'honneur. La République se contente de payer aux maîtres, désignés par elle, la pension qui, dans toute autre cas, eût incombé à la famille : ces orphelins sont de simples boursiers.

Si l'enseignement n'est ni public, ni gratuit, est-il du moins obligatoire ? C'était le cas, non seulement à Sparte, mais encore dans certaines cités d'Italie, dont le célèbre Charondas avait rédigé la constitution (2). On a prétendu qu'il en était de même à Athènes. Et peut-être, en effet, le principe moral de l'obligation était-il inscrit quelque part dans les lois de

(1) ARISTOTE, Politique, II, 5, 4.

(2) DIODORE, XII, 12.

Solon (1), mais on n'aperçoit pas les sanctions positives qui confirmaient ce principe.

Au surplus, il ne faut pas confondre l'obligation scolaire avec la fréquentation scolaire. Il est des pays où l'obligation prescrite par la loi n'empêche pas la fréquentation d'être fort défectueuse. Chez les Athéniens, c'était précisément le contraire. Malgré l'absence de toute contrainte légale, la fréquentation ne laissait rien à désirer. Les écoles abondaient, une salutaire rivalité stimulait le zèle des maîtres et facilitait. le choix des parents. Tous les garçons de condition libre, ou peu s'en faut, prenaient, dès l'âge de sept ans, le chemin de l'école. L'instruction à domicile n'était d'usage que pour les filles qui, d'ailleurs, n'en recevaient presque aucune : c'est le côté faible, le point noir de l'éducation, on peut même dire de la civilisation athénienne. Les mœurs, différentes en cela de celles de plusieurs Etats grecs, ne connaissaient pour la femme libre, pour l'honnête femme, d'autre occupation que la garde du foyer et les soins du ménage. On l'élevait en conséquence; on ne demandait de l'esprit, du savoir, des arts d'agrément... qu'aux autres, et celles-là, on aimait mieux les faire venir de l'étranger.

L'assiduité scolaire, obtenue sans la menace d'une peine légale, dérive de l'ardeur générale de savoir qui possédait cette démocratie athénienne si vivante, si avide de lumière et de progrès. Elle est aussi la conséquence naturelle de la constitution que ce peuple s'était donnée. Dans un régime où tous les citoyens n'étaient pas seulement, comme chez nous, électeurs, mais tenus de délibérer fréquemment et de voter en personne sur les intérêts les plus graves de l'Etat, où ils se voyaient appelés indistinctement, à tour de rôle, à exercer les fonctions de juré et de sénateur, où le sort pouvait désigner le plus pauvre pour les plus hautes magistratures civiles, nul ne pouvait se passer d'une connaissance au moins rudimentaire des lois et des décrets, et par conséquent de la lecture et de l'écriture. On n'aperçoit pas comment la machine gouvernementale aurait pu fonctionner sans cela.

(1) PLATON, Criton, page 50 D. « N'approuves-tu pas, disent les Lois à Socrate, celles de nos lois qui prescrivirent à ton père de t'instruire dans la musique et dans la gymnastique? »

Aussi la littérature, et particulièrement la comédie, où se reflètent les mœurs du temps, tout en trahissant, entre les diverses classes sociales, de notables, d'inévitables inégalités d'instruction, laisse-t-elle l'impression qu'il n'y avait guère d'illettrés complets. Même le grossier marchand de tripes, que le poète des Chevaliers nous présente comme le type du parfait démagogue, a jadis appris ses lettres et ne les a pas entièrement oubliées. A la vérité, son impresario politique lui en fait plaisamment un reproche. « C'est dommage, dit-il, que tu saches un peu lire. Cela pourra te gêner (1) ». Mais n'oublions pas que c'est Aristophane qui parle, c'est-à-dire le poète réactionnaire par excellence, qui se faisait applaudir du peuple en bafouant le peuple, comme c'est encore la mode chez nous.

Je n'ose pas prétendre qu'il n'y eût pas à Athènes un seul électeur analphabète, comme disent nos voisins. On connaît l'anecdote célèbre contée par Plutarque : Dans l'assemblée du peuple où l'illustre Aristide fut frappé de l'ostracisme, un homme, un paysan grossier pria son voisin de tracer pour lui le nom d'Aristide sur la coquille qui servait de bulletin. Ce voisin se trouvait être Aristide lui-même. Il dit au rustique : « Aristide t'a-t-il donc fait quelque tort? Non pas, répond celui-ci, je ne le connais même pas de vue, mais cela m'agace de l'entendre toujours appeler le Juste. » Et le grand citoyen, édifié désormais sur la reconnaissance des foules, rendit sans mot dire le service demandé (2).

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L'anecdote est jolie. Est-elle authentique? J'en doute un peu. Le fût-elle, il faudrait encore remarquer que le fait raconté se place vers les origines mêmes du régime démocratique, à une époque où seuls les riches avaient accès aux plus hautes charges et où le gros de la nation athénienne se composait encore de ruraux. Au temps de Périclès ou de Démosthène, lorsque la démocratie eut atteint son complet épanouissement, et que la population fut presque tout entière concentrée dans la ville et dans le port du Pirée, on devait avoir

(1) ARISTOPHANE, Chevaliers; vers 188-191.

(2) PLUTARQUE, Aristide, VII. Dans Nepos, Aristide, I, le paysan sait écrire et tout se passe en conversation. C'est sans doute la forme primitive de l'historiette.

de la peine à rencontrer un adulte vraiment illettré, puisque l'expression « L'homme qui ne sait lire ni nager » était passée en proverbe pour désigner une sorte de phénomène. Faut-il rappeler que dans la France démocratique d'aujour d'hui, les examens des conscrits institués par la loi Buisson nous ont révélé que la proportion des illettrés complets atteint encore 3 1/2 0/0 de notre jeunesse masculine? Constatation affligeante, dans un pays de suffrage universel, où, lorsqu'un analphabète s'adresse à un voisin pour écrire ou choisir son bulletin de vote, il n'est pas toujours sûr de tomber sur un Aristide...

S'il n'existait chez les Athéniens ni enseignement d'Etat, ni instruction rigoureusement obligatoire, ce n'est pas à dire que l'Etat se désintéressât de ce qui se passait à l'école ou autour de l'école. On cite tout un code de lois de police que la tradition faisait remonter à Solon, destinées à assurer la bonne tenue, l'hygiène et la moralité dans les locaux scolaires. En voici quelques échantillons.

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L'école ne doit ni ouvrir ses portes avant le jour, ni garder les enfants une fois le soleil couché : les ténèbres favorisent les désordres de toute espèce, et les moyens défectueux d'éclairage dont disposaient les Grecs ne suffisaient guère à les dissiper. La loi détermine le nombre d'élèves que chaque professeur a le droit de réunir dans une classe, l'âge depuis lequel et jusqu'auquel ils peuvent fréquenter l'école. L'entrée des classes, pendant que les enfants s'y trouvent, est interdite à toute personne non qualifiée, à l'exception de la famille du maître. Il n'est pas jusqu'aux fêtes scolaires fête des Muses à l'école, fête d'Hermès à la palestre - dont le législateur n'ait réglé minutieusement le cérémonial (1).

On nous dit que, vers la fin du v° siècle, certains de ces articles étaient tombés en désuétude, mais d'autres règlements avaient dû les remplacer. Et nous avons la preuve d'une surveillance efficace des écoles, même en dehors de la capitale, exercée, précisément à cette époque, par des magistrats du rang le plus élevé, les stratèges (2). Toute cette réglementation, on le voit, a pour but de conjurer les périls (1) ESCHINE, Contre Timarque, chap. VI, sqq.

(2) DITTENBERGER. Sylloge (2e éd.), no 518 (Eleusis).

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