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doute plus profondément sur le nord de la Thrace; elle contournait néanmoins la partie de la Thrace qui s'étend sur la rive droite de la Maritza et n'englobait pas Dédéagatch. Mais les conditions géographiques que nous résumions tout à l'heure amoindrissent singulièrement le profit que la Bulgarie pourra retirer de cet accroissement le long de la mer Egée. Pendant longtemps, cette Bulgarie méditerranéenne sera entièrement séparée de l'autre. La voie ferrée qui la traverse parallèlement à la côte est turque d'un côté, grecque de l'autre ; les régions que la Bulgarie a acquises dans la haute Strouma et la haute Mesta n'auront pour débouché que des ports grecs; inversement, Dédéagatch, port bulgare, ne recueillera guère que les produits de la Turquie d'Europe; quant au port de Lagos, il est actuellement insignifiant. Ce sont là des inconvénients graves pour le développement national de la nouvelle Bulgarie.

Au surplus, pour mesurer l'étendue des sacrifices consentis par les délégués bulgares, il suffit de mettre en regard le bilan de la guerre tel qu'ils le concevaient au lendemain du traité de Bucarest et celui qu'ils acceptent aujourd'hui. Même après les défaites retentissantes subies par les Bulgares, et après le premier partage imposé par la Roumanie, la Serbie, la Grèce et le Montenegro, on calculait que la Bulgarie gagnerait un peu plus de 500.000 habitants, ce qui eût porté sa population à environ 5 millions d'habitants et eût fait d'elle le second Etat balkanique, pour l'importance numérique, venant aussitôt après la Roumanie. On pensait en effet que les Turcs finiraient par accepter comme frontière la fameuse ligne Enos-Midia tracée sur la carte par la conférence de Londres. Mais le traité de Constantinople vient de bouleverser tous ces calculs. On estime aujourd'hui, à Sofia, que la Bulgarie a cédé à la Roumanie, 7:525 kilomètres carrés de son territoire le plus fertile, avec 285.760 habitants, tandis qu'elle faisait en Thrace l'acquisition de 23.257 kilomètres carrés, dont 2.500 seulement sont fertiles, avec une population de 286.000 habitants. Si ces chiffres sont exacts, le profit d'un an de guerre se réduit, au moins pour le chiffre de la population, à zéro, alors que la Grèce s'arrondit de 56.611 kilomètres carrés et de 2.600.000 habitants, la Serbie de 39.047 kilomètres carrés et de 1.210.000 habitants, et le Monténégro lui-même de 5.876 kilomètres carrés et de 230.000 habitants. D'autre part, on évalue à 7.033 kilomètres carrés et 305.000 habitants, le bénéfice que le traité de Constantinople apporte à la Turquie en corrigeant la paix de Londres.

Aussi en vient-on naturellement à se demander ce qui a déter

miné les Bulgares à s'incliner aussi rapidement devant les prétentions turques. Nul doute qu'ils n'aient eu conscience de leur faiblesse actuelle. Ortakeui, Moustafa-Pacha, Tirnovo étaient occupés par une armée turque régénérée, impatiente, tandis que l'armée bulgare n'était plus en état d'opposer la moindre résistance, encore moins de reconquérir des places mêmes ouvertes. La Bulgarie ne pouvait donc éviter d'accorder à son adversaire la part du lion. Certaines paroles claironnées par le général Savof, premier délégué bulgare, donnent pourtant à penser que d'autres motifs expliquent l'attitude conciliante du gouvernement de Sofia. Il s'agissait de gagner les bonnes grâces de la Turquie afin de mieux préparer la revanche contre la Serbie et contre la Grèce. Avec une sincérité peut-être imprudente, les Bulgares déclarent que la perte d'Andrinople, dont la population est en majorité musulmane, leur importe moins que celle de Monastir, berceau de tous leurs hommes d'Etat, de Cavalla, centre de la région la plus riche de la côte, et même de Salonique. Malgré les rudes leçons de cet été, ils continuent à rêver à haute voix de cette grande Bulgarie de San Stéfano dont l'ombre ne s'est étendue que quelques semaines, il y a trente-cinq ans, sur la carte des Balkans. Ils n'auront de cesse, disent-ils aujourd'hui, qu'ils n'aient refoulé les Serbes au delà du lac d'Okhrida et les Grecs au delà de Salonique. Le traité de Constantinople est pour eux l'instrument qui leur permettra un jour de détruire le traité de Bucarest.

Ces intentions, d'ailleurs naïvement exprimées, ont été pour quelque chose dans le léger malaise qui a pesé sur l'Europe pendant les derniers jours du mois de septembre. Quel que soit l'épuisement de la Bulgarie elle avoue 52.000 hommes tués ou disparus au cours des deux dernières guerres on a eu à certains moments l'impression que l'incendie était près de se rallumer. La Turquie, d'après les pessimistes, avait conclu avec la Bulgarie un pacte secret elle était disposée à lancer Enver Bey et son armée désormais inutilisée contre la Grèce. Par malheur la liquidation balkanique n'était pas achevée. On suivait avec une demi-appréhen sion le réveil des troubles en Albanie et la marche tortueuse des négociations gréco-turques.

L'effervescence qui vient de se manifester en Albanie n'a, à vrai dire, rien d'imprévu. La conférence de Londres avait décidé que l'Albanie serait autonome. Pour le reste elle s'en était remise à trois futures Commissions internationales. l'une dite de contrôle, chargée de donner au nouvel Etat sa constitution et son organisa

tion administrative, les autres chargées de délimiter la frontière albano-serbe et la position gréco-albanaise. Cela lui avait permisde laisser bien des détails dans le vague. L'Albanie aurait-elle à sa tête un prince chrétien ou musulman ? C'était à la Commission de contrôle d'en décider. De même pour les frontières. Du côté de la Serbie, la conférence de Londres s'était bornée à fixer certains points de repère. Pour le Sud, nul n'ignore que la Commission de délimitation se trouve en présence de deux tracés dont l'un, préconisé par la Triple Entente, est favorable à la Grèce, tandis que l'autre, recommandé par l'Autriche et l'Italie, est sensiblement plus méridional et se trouve, sur certains points, séparé du premier par une marge d'une cinquantaine de kilomètres. Cette indétermination voulue complique singulièrement la tâche des Commissions. Pour comble, on ne s'est pas pressé de constituer ces Commissions et de hâter ainsi le règlement des questions en suspens. La Commission de délimitation gréco-albanaise vient à peine de commencer ses travaux dans la région de Koritza. Pour des raisons difficiles à deviner, l'Autriche n'a désigné que ces jours derniers le délégué qui doit la représenter au sein de la Commission de contrôle. L'agitation actuelle est, pour une grande part, le fruit de ces retards.

Elle a d'abord pris la forme de luttes intérieures entre Essad Pacha et le fantôme de gouvernement qu'Ismail Kemal Bey préside à Vallona. Essad Pacha allègue que le gouvernement albanais devrait se transporter à Durazzo et tient pour le maintien effectif de la suzeraineté turque. Il s'agit là évidemment d'un simple prétexte. Ce condottiere, dont l'influence est d'autant moins négligeable qu'il appartient à une des plus grandes familles du pays et qu'il a encore autour de lui les forces qu'il commandait à Scutari, entend sans doute profiter de l'anarchie pour asseoir définitivement son autorité et dicter ses conditions avant l'établissement d'un gouvernement définitif. Ce ne sont pas les scrupules qui l'embarrassent. Pour éviter des luttes sanglantes, il faudra composer avec lui.

Le soulèvement albanais sur la frontière serbe présente un caractère plus grave, car il pourrait entraîner des complications européennes. A vrai dire, on ne sait pas encore au juste ce qui s'est passé. D'après les nouvelles de source viennoise, les Albanais de la frontière, sous la direction de quelques chefs locaux tels qu'Issa Dobtinatz, auraient été exaspérés par les exactions serbes et auraient entrepris une guerre d'affranchissement, entraînant avec eux les Bulgares de Macédoine. Les Serbes prétendent de leur côté que l'oppression albanaise contre Dibra et Prizrend a été préparée à

l'intérieur de l'Albanie autonome par des agents étrangers. Quoi qu'il en soit, l'offensive albanaise paraît avoir été assez peu redoutable. Si elle est parvenue à bousculer la faible garnison serbe de Dibra, elle n'a pu pénétrer beaucoup plus loin et l'on annonce déjà que les Serbes, ayant terminé leur concentration, l'ont refoulée jusqu'à la frontière. Mais c'est alors que renaît le péril européen.

Dès le 21 septembre, la Serbie a fait remettre aux puissances une note où elle déclare qu'elle sera probablement obligée de réoccuper provisoirement l'intérieur de l'Albanie autonome et les points stratégiques qu'elle a récemment évacués pour se conformer aux stipulations du traité de Londres. Bien que l'accueil fait à cette note ait été aussi froid à Paris et à Londres qu'à Vienne ou à Rome, le gouvernement serbe n'a pas hésité à prendre des mesures militaires d'une envergure significative. La division de la Morava. a été mobilisée immédiatement. En même temps on convoquait deux classes de réserve de chacune des autres divisions serbes. Le but de cette mobilisation n'est que trop apparent. On ne se propose pas seulement de refouler les Albanais qui ont passé la frontière provisoire, mais de s'avancer assez loin à l'intérieur de l'Albanie et de mettre l'Europe en présence du fait accompli au moment où elle se décidera enfin à délimiter définitivement les frontières du nouvel Etat. Il y a d'ailleurs de fortes raisons de croire que la Grèce profitera de ces circonstances pour peser également sur les délimitateurs de l'Albanie méridionale. En un mot, la Grèce et la Serbie se préparent manifestement à modifier à leur profit le traité de Londres, de même qu'il a déjà été modifié par les Bulgares et les Turcs.

Cette manœuvre est de bonne guerre. Les hommes d'Etat serbes et grecs, ne font sans doute que leur devoir en travaillant à resserrer dans des limites aussi étroites que possible, le futur Etat albanais. Mais l'Autriche et l'Italie ont trop clairement manifesté leur volonté au moment du siège de Scutari pour se résigner facilement à un remaniement du traité de Londres, si du moins il s'agit d'autre chose que d'une simple rectification de frontière. D'autre part les Bulgares ne sont pas hommes à laisser passer une aussi belle occasion d'assouvir leurs rancunes contre la Serbie et la Grèce. D'où une première cause de préoccupation.

Les négociations turco-grecques se sont chargées d'en fournir une seconde. Bien qu'elles aient été prises en mains par un homme d'Etat admirablement averti, M. Panas, ministre des Affaires de Grèce, elles ont été, et sont encore laborieuses. Du jour où le traité

de Constantinople a été signé définitivement, le bruit a couru que la Turquie allait tenter de rouvrir la question des îles. N'avait-elle pas massé des troupes en face de Chio comme si elle se fût apprêtée à une descente. Ne tardait-elle pas de façon inquiétante à envoyer à Athènes, pour les négociations, son plénipotentiaire Rechid bey? Certaines prétentions grecques étaient d'ailleurs repoussées par la Porte avec désinvolture : la Grèce demandait par exemple que tous les habitants originaires des pays annexés par elle fussent considérés par la Turquie comme sujets hellènes ; les Turcs déclaraient ouvertement qu'ils n'accepteraient jamais cette clause draconienne. Ce qui ajoutait enfin à l'anxiété, c'était le bruit d'une mobilisation et d'une concentration grecques dans la région de Salonique. Il semblait qu'à Athènes on crût à l'existence d'une entente bulgaroturque et que l'on jugeât nécessaire de se tenir prêt à toute éventualité.

Ces inquiétudes au sujet de l'Albanie comme des relations turcogrecques paraissent aujourd'hui se calmer. Aucun des gouvernements intéressés ne se juge aujourd'hui en état d'affronter une troisième guerre. On peut compter que d'un côté les Serbes éviteront de braver l'Autriche en exigeant une modification inacceptable du traité de Londres et que de l'autre, les Turcs et les Grecs finiront par signer un accord analogue dans ses traits essentiels à celui qui vient de régler, dans la Thrace bulgare, la condition des biens et des personnes. Le péril d'une nouvelle guerre balkanique paraît donc momentanément écarté. Mais il est malheureusement à craindre qu'il surgisse une fois de plus dès que la Bulgarie se jugera en mesure de tenter l'aventure. Le traité de Constantinople apparait trop nettement comme le point de départ d'une politique nouvelle pour que l'on mette en doute les desseins du gouvernement de Sofia. Seule une étroite alliance entre la Roumanie, la Serbie et la Grèce parviendra à maintenir la paix dans les Balkans. Ces trois pays considèrent la liquidation actuelle comme satisfaisante. Pour la Turquie cette liquidation n'est manifestement qu'un pis-aller. Pour la Bulgarie, après tant d'espérances déçues, elle est un désastre.

Les Etats-Unis et le Mexique. Pendant que les dernières rumeurs balkaniques continuaient à absorber l'attention du public européen, de curieux événements se déroulaient dans l'Amérique

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